Textes philosophiques

Bergson Intelligence et adaptation


 Il y a quelque cinquante ans, j'tais fort attach la philosophie de Spencer. Je m'aperus, un beau jour, que le temps n'y servait rien, qu'il ne faisait rien. Or ce qui ne fait rien n'est rien. Pourtant, me disais-je, le temps est quelque chose. Donc il agit. Que peut-il bien faire ? Le simple bon sens rpondait : le temps est ce qui empche que tout soit donn tout _d'un coup. Il retarde, ou plutt il est retardement. Il doit donc tre laboration. Ne serait-il pas alors vhicule de cration et de choix ? L'existence du temps ne prouverait-elle pas qu'il y a de l'indtermination dans les choses ? Le temps ne serait-il pas cette indtermination mme ?

     Si telle n'est pas l'opinion de la plupart des philosophes, c'est que l'intelligence humaine est justement faite pour prendre les choses par l'autre bout. Je dis lintelligence, je ne dis pas la pense, je ne dis pas l'esprit. A ct de l'intelligence il y a en effet la perception immdiate, par chacun de nous, de sa propre activit et des conditions o elle s'exerce. Appelez-la comme vous voudrez ; c'est le sentiment que nous avons d'tre crateurs de nos intentions, de nos dcisions, de nos actes, et par l de nos habitudes, de notre caractre, de nous-mmes. Artisans de notre vie, artistes mme quand nous le voulons, nous travaillons continuellement ptrir, avec la matire qui nous est fournie par le pass et le prsent, par l'hrdit et les circonstances, une figure unique, neuve, originale, imprvisible comme la forme donne par le sculpteur la terre glaise. De ce travail et de ce qu'il a d'unique nous sommes avertis, sans doute, pendant qu'il se fait, mais l'essentiel est que nous le fassions;. Nous navons pas l'approfondir; il n'est mme pas nce-9saire que nous en ayons pleine conscience, pas plus que lartiste n'a besoin d'analyser son pouvoir crateur; il laisse ce soin au philosophe, et se contente de crer. En revanche, il faut que le sculpteur connaisse la technique de son art et sache tout ce qui s'en peut apprendre : cette technique concerne surtout ce que son oeuvre aura de commun avec dautres ; elle est commande par les exigences de la matire sur laquelle il opre et qui s'impose lui comme tous les artistes; elle intresse, dans l'art, ce qui est rptition ou fabrication, et non plus la cration mme. Sur elle se concentre l'attention de l'artiste, ce que j'appellerais son intellectualit. De mme, dans la cration de notre caractre, nous savons fort peu de chose de notre pouvoir crateur : pour l'apprendre, nous aurions revenir sur nous-mmes, philosopher. et remonter la pente de la nature, car la nature a voulu l'action, elle n'a gure pens la spculation. Ds qu'il n'est plus simplement question de sentir en soi un lan et de s'assurer qu'on peut agir, mais de retourner la pense sur elle-mme pour queue saisisse ce pouvoir et capte cet lan, la difficult devient grande, comme s'il fallait invertir la direction normale de la connaissance. Au contraire, nous avons un intrt capital nous familiariser avec la technique de notre action, c'est--dire extraire, des conditions o elle s'exerce, tout ce qui peut nous fournir des recettes et des rgles gnrales sur lesquelles s'appuiera notre conduite. Il n'y aura de nouveaut dans nos actes que grce ce que nous aurons trouv de rptition dans les choses. Notre facult normale de connatre est donc essentiellement une puissance d'extraire ce qu'il y a de stabilit et de rgularit dans le flux du rel. 

La pense et le mouvant


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