Textes philosophiques

Bergson   le rve et les souvenirs


    l'tat de veille, nous avons bien des souvenirs qui paraissent et disparaissent, rclamant notre attention tour tour. Mais ce sont des souvenirs qui se rattachent troitement notre situation et notre action. Je me rappelle en ce moment le livre du marquis d'Hervey sur les rves. C'est que je traite de la question du rve et que je suis l'Institut psychologique ; mon entourage et mon occupation, ce que je perois et ce que je suis appel faire orientent dans une direction particulire l'activit de ma mmoire. Les souvenirs que nous voquons pendant la veille, si trangers qu'ils paraissent souvent nos proccupations du moment, s'y rattachent toujours par quelque ct. Quel est le rle de la mmoire chez l'animal ? C'est de lui rappeler, en chaque circonstance, les consquences avantageuses ou nuisibles qui ont pu suivre des antcdents analogues, et de le renseigner ainsi sur ce qu'il doit faire. Chez l'homme, la mmoire est moins prisonnire de l'action, je le reconnais, mais elle y adhre encore : nos souvenirs, un moment donn, forment un tout solidaire, une pyramide, si vous voulez, dont le sommet sans cesse mouvant concide avec notre prsent et s'enfonce avec lui dans l'avenir. Mais derrire les souvenirs qui viennent se poser ainsi sur notre occupation prsente et se rvler au moyen d'elle, il y en a d'autres, des milliers et des milliers d'autres, en bas, au-dessous de la scne illumine par la conscience. Oui, je crois que notre vie passe est l, conserve jusque dans ses moindres dtails, et que nous n'oublions rien, et que tout ce que nous avons peru, pens, voulu depuis le premier veil de notre conscience, persiste indfiniment. Mais les souvenirs que ma mmoire conserve ainsi dans ses plus obscures profondeurs y sont l'tat de fantmes invisibles. Ils aspirent peut-tre la lumire ; ils n'essaient pourtant pas d'y remonter ; ils savent que c'est impossible, et que moi, tre vivant et agissant, j'ai autre chose faire que de m'occuper d'eux. Mais supposez qu' un moment donn je me dsintresse de la situation prsente, de l'action pressante, enfin de ce qui concentrait sur un seul point toutes les activits de la mmoire. Supposez, en d'autres termes, que je m'endorme. Alors ces souvenirs immobiles, sentant que je viens d'carter l'obstacle, de soulever la trappe qui les maintenait dans le sous-sol de la conscience, se mettent en mouvement. Ils se lvent, ils s'agitent, ils excutent, dans la nuit de l'inconscient, une immense danse macabre. Et, tous ensemble, ils courent la porte qui vient de s'entr'ouvrir. Ils voudraient bien passer tous. Ils ne le peuvent pas, ils sont trop. De cette multitude d'appels, quels seront les lus ? Vous le devinez sans peine. Tout l'heure, quand je veillais, les souvenirs admis taient ceux qui pouvaient invoquer des rapports de parent avec la situation prsente, avec mes perceptions actuelles. Maintenant, ce sont des formes plus vagues qui se dessinent mes yeux, ce sont des sons plus indcis qui impressionnent mon oreille, c'est un toucher plus indistinct qui est parpill la surface de mon corps ; mais ce sont aussi des sensations plus nombreuses qui me viennent de l'intrieur de mes organes. Eh bien, parmi les souvenirs-fantmes qui aspirent se lester de couleur, de sonorit, de matrialit enfin, ceux-l seuls y russiront qui pourront s'assimiler la poussire colore que j'aperois, les bruits du dehors et du dedans que j'entends, etc., et qui, de plus, s'harmoniseront avec l'tat affectif gnral que mes impressions organiques composent. Quand cette jonction s'oprera entre le souvenir et la sensation, j'aurai un rve.

L'Energie spirituelle , P.U.F. .

Indications de lecture :

Voir la premire leon sur l'inconscient.


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