Textes philosophiques

Bergson   la morale  ouverte


   Certes, Socrate met au-dessus de tout lactivit raisonnable, et plus spcialement la fonction logique de lesprit. Lironie quil promne avec lui est destine carter les opinions qui nont pas subi lpreuve de la rflexion et leur faire honte, pour ainsi dire, en les mettant en contradiction avec elles-mmes. Le dialogue, tel quil lentend, a donn naissance la dialectique platonicienne et par la suite la mthode philosophique, essentiellement rationnelle, que nous pratiquons encore.

Lobjet de ce dialogue est daboutir des concepts quon enfermera dans des dfinitions ; ces concepts deviendront les Ides platoniciennes; et la thorie des ides, son tour, servira de type aux constructions, elles aussi rationnelles par essence, de la mtaphysique traditionnelle. Socrate va plus loin encore; de la vertu mme il fait une science; il identifie la connaissance du bien avec la connaissance quon en possde; il prpare ainsi la doctrine qui absorbera la vie morale dans lexercice de la pense. Jamais la raison naura t place plus haut.

Voil du moins ce qui frappe dabord. Mais regardons de plus prs. Socrate enseigne parce que loracle de Delphes a parl. Il a reu une mission. Il est pauvre, et il doit rester pauvre. Il faut quil se mle au peuple, quil se fasse peuple, que son langage rejoigne le parler populaire. Il ncrira rien, pour que sa pense se communique, vivante des esprits qui la porteront dautres esprits. Il est insensible au froid et la faim, nullement ascte, mais libr du besoin et affranchi de son corps. Un "dmon" laccompagne, qui fait entendre sa voix quand un avertissement est ncessaire. Il croit si bien ce "signe dmonique" quil meurt plutt que de ne pas le suivre : sil refuse de se dfendre devant le tribunal populaire, sil va au-devant de sa condamnation, cest que le dmon na rien dit pour len dtourner. Bref sa mission est dordre religieux et mystique, au sens o nous prenons aujourdhui ces mots ; son enseignement si parfaitement rationnel, est suspendu quelque chose qui semble dpasser la pure raison. Mais ne sen aperoit-on pas son enseignement mme ? Si les propos inspirs, en tout cas lyriques, quil tient en maint endroit des dialogues de Platon ntaient pas de Socrate [...] comprendrait-on lenthousiasme dont il enflamma ses disciples et qui traversa les ges ?

Stociens, picuriens, cyniques, tous les moralistes de la Grce drivent de Socrate, - non pas seulement comme on la toujours dit, parce quils dveloppent dans diverses directions la doctrine du matre, mais encore et surtout parce quils lui empruntent lattitude quil a cre et qui tait dailleurs si peu conforme au gnie grec, lattitude du Sage. Quand le philosophe, senfermant dans sa sagesse, se dtache du commun des hommes, soit pour les enseigner, soit pour leur servir de modle, soit simplement pour vaquer son travail de perfection intrieur, cest Socrate vivant qui est l, Socrate agissants par lincomparable prestige de sa personne.

Allons plus loin. On a dit quil avait ramen la philosophie du ciel sur la terre. Mais comprendrait-on sa vie, et surtout sa mort, si la conception de lme que Platon lui prte dans le Phdon navait pas t la sienne ? Plus gnralement les mythes que nous trouvons dans les dialogues de Platon et qui concernent lme, son origine, son insertion dans le corps, font-il autre chose que noter en terme de pense platonicienne une motion cratrice, lmotion immanente lenseignement moral de Socrate ? Les mythes, en ltat dme socratique par rapport auquel ils sont ce que le programme explicatifs est la symphonie, se sont conservs ct de la dialectique platonicienne; ils traversent en souterrain la mtaphysique grecque [...] A lme socratique ils ont fourni un corps de doctrine comparable celui quanima lesprit vanglique.

[...] Pour en rester Socrate, la question est de savoir ce que ce gnie trs pratique et  fait dans une autre socit et dans dautres circonstances, sil navait pas t frapp par dessus tout de ce quil y avait de dangereux dans lempirisme moral de son temps et dans les incohrences de la dmocratie athnienne, sil navait pas du aller au plus press en tablissant les droits de la raison, sil navait pas ainsi re-pouss lintuition et linspiration larrire plan, et si le grec quil tait navait mat en lui loriental qui voulait tre. Nous avons distingu lme close et lme ouverte : qui voudrait classer Socrate parmi les mes closes ? Lironie courait travers lenseignement socratique, et le lyrisme ny faisait sans doute que des explosions rares; mais, dans la mesure o ces explosions ont livr passage un esprit nouveau, elles ont t dcisives pour lavenir de lhumanit .  

Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, p 1026-28 d du Centenaire.

 

 Indications de lecture :

cf.


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