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Textes philosophiquesHenri Bergson Le prsent et le temps chronologique" le prsent seul existe par lui-mme : si quelque chose survit du pass, ce ne peut-tre que par un secours que le prsent lui prte, par une charit que le prsent lui fait, enfin, pour sortir des mtaphores, par l'intervention d'une certaine fonction particulire qui s'appelle la mmoire et dont le rle serait de conserver exceptionnellement telles ou telles parties du pass en les emmagasinant dans une espce de bote. - Erreur profonde ! erreur utile, je le veux bien, ncessaire peut-tre l'action, mais mortelle la spculation. On y trouverait, enfermes " in a nutshell ", comme vous dites, la plupart des illusions qui peuvent vicier la pense philosophique. Rflchissons en effet ce " prsent " qui serait seul existant. Qu'est-ce au juste que le prsent ? S'il s'agit de l'instant actuel, - je veux dire d'un instant mathmatique qui serait au temps ce que le point mathmatique est la ligne, - il est clair qu'un pareil instant est une pure abstraction, une vue de l'esprit ; il ne saurait avoir d'existence relle. Jamais avec de pareils instants vous ne feriez du temps, pas plus qu'avec des points mathmatiques vous ne composeriez une ligne. Supposez mme qu'il existe : comment y aurait-il un instant antrieur celui-l ? Les deux instants ne pourraient tre spars par un intervalle de temps, puisque, par hypothse, vous rduisez le temps une juxtaposition d'instants. Donc ils ne seraient spars par rien, et par consquent ils n'en feraient qu'un : deux points mathmatiques, qui se touchent, se confondent. Mais laissons de ct ces subtilits. Notre conscience nous dit que, lorsque nous parlons de notre prsent, c'est un certain intervalle de dure que nous pensons. Quelle dure ? Impossible de la fixer exactement ; c'est quelque chose d'assez flottant. Mon prsent, en ce moment, est la phrase que je suis occup prononcer. Mais il en est ainsi parce qu'il me plat de limiter ma phrase le champ de mon attention. Cette attention est chose qui peut s'allonger et se raccourcir, comme l'intervalle entre les deux pointes d'un compas. Pour le moment, les pointes s'cartent juste assez pour aller du commencement la fin de ma phrase ; mais, s'il me prenait envie de les loigner davantage, mon prsent embrasserait, outre ma dernire phrase, celle qui la prcdait : il m'aurait suffi d'adopter une autre ponctuation. Allons plus loin : une attention qui serait indfiniment extensible tiendrait sous son regard, avec la phrase prcdente, toutes les phrases antrieures de la leon, et les vnements qui ont prcd la leon, et une portion aussi grande qu'on voudra de ce que nous appelons notre pass. La distinction que nous faisons entre notre prsent et notre pass est donc, Sinon arbitraire, du moins relative l'tendue du champ que peut embrasser notre attention la, Le " prsent " occupe juste autant de place que cet effort. Ds que cette attention particulire lche quelque chose de ce queue tenait sous son regard, aussitt ce qu'elle abandonne du prsent devient ipso facto du pass. En un mot, notre prsent tombe dans le pass quand nous cessons de lui attribuer un intrt actuel. Il en est du prsent des individus comme de celui des nations : un vnement appartient au pass, et il entre dans l'histoire, quand il n'intresse plus directement la politique du jour et peut-tre nglig sans que les affaires s'en ressentent. Tant que son action se fait sentir, il adhre la vie de la nation et lui demeure prsent. Ds lors, rien ne nous empche de reporter aussi loin que possible, en arrire, la ligne de spara on entre notre prsent et notre passe. Une attention la vie qui serait suffisamment puissante, et suffisamment dgage de tout intrt pratique, embrasserait ainsi dans un prsent indivis lhistoire passe toute entire d e la personne consciente " ". La pense et le mouvant, P.U.F.
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