Textes philosophiques

Jacques Derrida     la place du pardon


   En principe, il ny a pas de limite au pardon, pas de mesure, pas de modration, pas de jusquo ? . Pourvu, bien entendu, quon saccorde sur quelque sens propre de ce mot. Or quappelle-t-on pardon ? Quest-ce qui appelle un pardon ? Qui appelle, qui en appelle au pardon ? Il est aussi difficile de mesurer un pardon que de prendre la mesure de telles questions. Pour plusieurs raisons que je mempresse de situer.

   l - En premier lieu, parce quon entretient lquivoque, notamment dans les dbats politiques qui ractivent et dplacent aujourdhui cette notion, travers le monde on entretient lquivoque. On confond souvent, parfois de faon calcule, le pardon avec des thmes voisins : lexcuse, le regret, lamnistie, la prescription, etc., autant de significations dont certaines relvent du droit, dun droit pnal auquel le pardon devrait rester en principe htrogne et irrductible.

     2 - Si nigmatique que reste le concept de pardon, il se trouve que la scne, la figure, le langage quon tente dy ajuster appartiennent un hritage religieux (disons abrahamique, pour y rassembler le judasme, les christianismes et les islams). Cette tradition complexe et diffrencie, voire conflictuelle est la fois singulire et en voie duniversalisation, travers ce que met en uvre ou met au jour un certain thtre du pardon.

    3 - Ds lors et cest lun des fils directeurs de mon sminaire sur le pardon (et le parjure) , la dimension mme du pardon tend seffacer au cours de cette mondialisation, et avec elle toute mesure, toute limite conceptuelle. Dans toutes les scnes de repentir, daveu, de pardon ou dexcuses qui se multiplient sur la scne gopolitique depuis la dernire guerre, et de faon acclre depuis quelques annes, on voit non seulement des individus mais des communauts entires, des corporations professionnelles, les reprsentants de hirarchies ecclsiastiques, des souverains et des chefs dtat demander pardon . Ils le font dans un langage abrahamique qui nest pas (dans le cas du Japon ou de la Core, par exemple) celui de la religion dominante de leur socit mais qui est dj devenu lidiome universel du droit, de la politique, de lconomie ou de la diplomatie : la fois lagent et le symptme de cette internationalisation. La prolifration de ces scnes de repentir et de pardon demand signifie sans doute une urgence universelle de la mmoire : il faut se tourner vers le pass ; et cet acte de mmoire, dauto-accusation, de repentance , de comparution, il faut le porter la fois au-del de linstance juridique et de linstance tat-nation. On se demande donc ce qui se passe cette chelle. Les pistes sont nombreuses. Lune dentre elles reconduit rgulirement une srie dvnements extraordinaires, ceux qui, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, ont rendu possible, ont en tout cas autoris , avec le Tribunal de Nuremberg, linstitution internationale dun concept juridique comme celui de crime contre lhumanit .

      Il y eut l un vnement performatif dune envergure encore difficile interprter. Mme si des mots comme crime contre lhumanit circulent maintenant dans le langage courant. Cet vnement fut lui-mme produit et autoris par une communaut internationale une date et selon une figure dtermines de son histoire. Qui senchevtre mais ne se confond pas avec lhistoire dune raffirmation des droits de lhomme, dune nouvelle Dclaration des droits de lhomme. Cette sorte de mutation a structur lespace thtral dans lequel se joue sincrement ou non le grand pardon, la grande scne de repentir qui nous occupe. Elle a souvent les traits, dans sa thtralit mme, dune grande convulsion oserait-on dire dune compulsion frntique ? Non, elle rpond aussi, heureusement, un bon mouvement. Mais le simulacre, le rituel automatique, lhypocrisie, le calcul ou la singerie sont souvent de la partie, et sinvitent en parasites cette crmonie de la culpabilit. Voil toute une humanit secoue par un mouvement qui se voudrait unanime, voil un genre humain qui prtendrait saccuser tout coup, et publiquement, et spectaculairement, de tous les crimes en effet commis par lui-mme contre lui-mme, contre lhumanit . Car si on commenait saccuser, en demandant pardon, de tous les crimes du pass contre lhumanit, il ny aurait plus un innocent sur la Terre et donc plus personne en position de juge ou darbitre. Nous sommes tous les hritiers, au moins, de personnes ou dvnements marqus, de faon essentielle, intrieure, ineffaable, par des crimes contre lhumanit. Parfois ces vnements, ces meurtres massifs, organiss, cruels, qui peuvent avoir t des rvolutions, de grandes Rvolutions canoniques et lgitimes , furent ceux-l mmes qui ont permis lmergence de concepts comme ceux des droits de lhomme ou du crime contre lhumanit.

Le sicle et le pardon, entretien publi dans Le monde des dbats


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