Textes philosophiques

Jacques Derrida     le secret et ses formes


   Venons-en enfin la question du secret. La prservation de lidentit de chacun suppose quon prserve nos secrets ?

    Le secret, ce nest pas seulement quelque chose, un contenu quil y aurait cacher ou garder par-devers soi. Autrui est secret parce quil est autre. Je suis secret, je suis au secret comme un autre. Une singularit est par essence au secret. Maintenant, il y a peut-tre un devoir thique et politique respecter le secret, un certain droit un certain secret. La vocation totalitaire se manifeste ds que ce respect se perd. Toutefois, do la difficult, il y a aussi des abus de secret, des exploitations politiques du "secret dEtat" comme de la "raison dEtat", des archives policires et autres. Je ne voudrais pas me laisser emprisonner dans une culture du secret laquelle pourtant je tiens, comme cette figure du marrane, qui rapparat dans tous mes textes. Certaines archives ne doivent pas rester inaccessibles, et la politique du secret appelle des responsabilits trs diffrentes selon les situations. Encore une fois, on peut dire cela sans relativisme mais au nom dune responsabilit qui doit tre chaque fois singulire, exceptionnelle, et donc elle-mme, comme le principe de toute dcision, de quelque faon secrte.

Et o sarrte donc la vocation de la littrature rendre compte de ce secret ?

La littrature garde un secret qui nexiste pas, en quelque sorte. Derrire un roman ou un pome, derrire ce qui est en effet la richesse dun sens interprter, il ny a pas de sens secret chercher. Le secret dun personnage, par exemple, nexiste pas, il na aucune paisseur en dehors du phnomne littraire. Tout est secret dans la littrature et il ny a pas de secret cach derrire elle, voil le secret de cette trange institution au sujet de laquelle, et dans laquelle je ne cesse de (me) dbattre plus prcisment et plus rcemment dans des essais comme Passions ou Donner la mort, mais aussi bien, dj, dans ce qui est de part en part une fiction, La Carte postale. Par "secret", mot dorigine latine qui dit dabord la sparation, la dissociation, on traduit un peu abusivement dautres smantiques qui sorientent plutt vers lintriorit de la maison (Geheimnis) ou, en grec, la dissimulation cryptique ou hermtique. Tout cela requiert donc des analyses lentes et prudentes. Puisque lenjeu politique est si brlant, et plus que jamais aujourdhui, avec les progrs de la technologie policire ou militaire, avec tous les problmes nouveaux de la cryptographie, la question de la littrature redevient aussi plus grave. Linstitution de la littrature reconnat, en principe ou par essence, le droit de tout dire ou de ne pas dire en disant, donc le droit au secret affich. La littrature est libre. Elle devrait ltre. Sa libert est aussi celle que promet une dmocratie. Parmi toutes les raisons de demander pardon ds quon crit ou mme ds quon parle (jen ai numr un certain nombre ailleurs, notamment dans le film de Safaa Fathy [NDLR Dailleurs Derrida]), il y a encore celle-ci : la quasi-sacralisation de la littrature est apparue au moment o une apparente dsacralisation des textes bibliques tait engage. La littrature alors, en hritire fidle infidle, en hritire parjure, demande pardon parce quelle trahit. Elle trahit sa vrit.

Propos recueillis par Antoine Spire, sur le site de Derrida.


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