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Textes philosophiquesDiderot Vers une morale naturelle?"Ces prceptes singuliers, je les trouve opposs la nature, contraires la raison ; faits pour multiplier les crimes, et fcher tout moment le vieil ouvrier, qui a tout fait sans tte, sans mains et sans outils ; qui est partout, et qu'on ne voit nulle part; qui dure aujourd'hui et demain, et qui n'a pas un jour de plus ; qui commande et qui n'est pas obi ; qui peut empcher, et qui n'empche pas. Contraires la nature, parce qu'ils supposent qu'un tre sentant, pensant et libre, peut tre la proprit d'un tre semblable lui. Sur quoi ce droit serait-il fond? Ne vois-tu pas qu'on a confondu, dans ton pays, la chose qui n'a ni sensibilit, ni pense, ni dsir, ni volont ; qu'on quitte, qu'on prend, qu'on garde, qu'on change sans qu'elle souffre et sans qu'elle se plaigne, avec la chose qui ne s'change point, qui ne s'acquiert point; qui a libert, volont, dsir ; qui peut se donner ou se refuser pour un moment; se donner ou se refuser pour toujours; qui se plaint et qui souffre ; et qui ne saurait devenir un effet de commerce, sans qu'on oublie son caractre, et qu'on fasse violence la nature? Contraires la loi gnrale des tres. Rien, en effet, te parat-il plus insens qu'un prcepte qui proscrit le changement qui est en nous ; qui commande une constance qui n'y peut tre, et qui viole la nature et la libert du mle et de la femelle, en les enchanant pour jamais l'un l'autre ; qu'une fidlit qui borne la plus capricieuse des jouissances un mme individu ; qu'un serment d'immutabilit de deux tres de chair, la face d'un ciel qui n'est pas un instant le mme, sous des antres qui menacent ruine ; au bas d'une roche qui tombe en poudre ; au pied d'un arbre qui se gerce ; sur une pierre qui s'branle ? Crois-moi, vous avez rendu la condition de l'homme pire que celle de l'animal. Je ne sais ce que c'est que ton grand ouvrier mais je me rjouis qu'il n'ait point parl nos pres, et je souhaite qu'il ne parle point nos enfants ; car il pourrait par hasard lui dire les mmes sottises, et ils feraient peut-tre celle de les croire. Hier, en soupant, tu nous as entretenus de magistrats et de prtres ; je ne sais quels sont ces personnages que tu appelles magistrats les prtres, dont l'autorit rgle votre conduite ; mais, dis-moi, sont-ils matres du bien et du mal? Peuvent-ils faire que ce qui est juste soit injuste, et que ce qui est injuste soit juste? Dpend-il d'eux d'attacher le bien des actions nuisibles, et le mal des actions innocentes ou utiles? Tu ne saurais le penser, car, ce compte, il n'y aurait ni vrai ni faux, ni bon ni mauvais, ni beau ni laid ; du moins, que ce qu'il plairait ton grand ouvrier, tes magistrats, tes prtres, de prononcer tel ; et, d'un moment l'autre, tu serais oblig de changer d'ides et de conduite. Un jour on te dirait, de la part de l'un de tes trois matres tue, et tu serais oblig, en conscience, de tuer ; un autre jour vole ; et tu serais tenu de voler ; ou : ne mange pas de ce fruit; et tu n'oserais en manger ; je te dfends ce lgume ou cet animal ; et tu te garderais d'y toucher. 11 n'y a point de bont qu'on ne pt t'interdire ; point de mchancet qu'on ne pt t'ordonner. Et o en serais-tu rduit, si tes trois matres, peu d'accord entre eux, s'avisaient de te permettre, de t'enjoindre et de te dfendre la mme chose, comme je pense qu'il arrive souvent? Alors, pour plaire au prtre, il faudra que tu te brouilles avec le magistrat ; pour satisfaire le magistrat, il faudra que tu mcontentes le grand ouvrier ; et pour te rendre agrable au grand ouvrier, il faudra que tu renonces la nature. Et sais-tu ce qui en arrivera? C'est que tu les mpriseras tous les trois, et que tu ne seras ni homme, ni citoyen, ni pieux. Supplment au voyage de Bougainville, Ouvres philosophiques, Garnier, p. 480-481.
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