Textes philosophiques

Ren Girard  violence et dsir mimtique


   Ren Girard : L'analyse des rcits mythologiques et bibliques m'a mis clairement sur cette piste. Dans les mythes fondateurs, tout commence, en rgle gnrale, par une violence si extrme qu'elle dcompose la communaut ou l'empche de se fonder. D'o vient cette violence ? Il est souvent question de frres jumeaux : deux semblables qui dsirent la mme chose se battent pour l'avoir et finissent par se har parce qu'ils n'y arrivent pas. Un exemple : le pharaon et Mose, l'endurcissement du pharaon contre Mose car tous deux veulent pour eux le peuple juif. Ils ont un mme dsir, ils ne peuvent l'assouvir, il s'ensuit un immense chaos en gypte. Ce dsir de la mme chose, pour imiter l'autre, devenir exactement comme .lui, que j'appelle le dsir mimtique, est la source de la rivalit, du chaos et du conflit, donc de la violence.

 
- Tous les hommes sont-ils pris dans cet engrenage du dsir et de la haine ?
 
-      C'est un cercle vicieux. D'abord limite au cadre d'une relation interpersonnelle, la violence s'exacerbe et se se gnralise par contagion, par transfert. Le dsir du mme se renforce au fur et mesure qu'il rencontre des obstacles. Les Evangiles ont un mot pour dsigner ce renforcement rciproque du dsir et de son obstacle: le scandale, que certains textes nomment aussi pierre d'achoppement. Cet emballement se transforme en crise mimtique et conduit vers une violence toujours plus grande : la violence de tous contre tous. Le phnomne aboutirait la destruction totale de la socit si, son paroxysme, il ne dclenchait son propre mcanisme d'arrt : on voit en effet cette violence de tous contre tous se retourner, spectaculairement, contre un seul individu (ou un seul groupe d'individus).
 
     Celui-ci va devenir l'objet commun de la haine, sur lequel vont se focaliser tous les scandales. C'est une victime qu'on va lyncher et dont le sacrifice permettra de recrer l'unit de la communaut. Le lynchage apparat alors comme le moyen que la socit met en uvre pour retrouver la paix. Et la victime, de malfaitrice, devient bienfaitrice. Le mythe la fait accder au divin. Aussi les dieux archaques sont-ils l'origine de la notion de victime.
 
- Dans les mythes, la violence collective a une valeur positive.
 
- Ils oprent une transfiguration esthtique de la violence. Mais ils occultent l'horreur qui consiste sacrifier un individu pour la paix de la communaut. C'est pourquoi, dans les mythes, la victime sacrifie a toujours tort, c'est quelqu'un de coupable. Les perscuteurs se donnent raison de la prendre pour cible de leur haine et de la lyncher.
 
- Comment se fait-il que pour nous, au contraire, la victime soit en gnral innocente ?
 
- C'est que la Bible hbraque et les vangiles sont passs par l. Malgr leur ressemblance de structure, et le sujet qui les proccupe, mort et rsurrection, les rcits mythiques et le rcit chrtien sont diffrents. Dans les mythes, les acteurs ne sont pas conscients du mcanisme d'unanimit collective dans lequel ils sont englus. Ils croient rellement la culpabilit de la victime qu'ils vont sacrifier. Le phnomne du bouc missaire n'est donc jamais rvl en tant que tel. Tandis que la Bible hbraque et les vangiles non seulement le dvoilent, mais en dnoncent la cruaut.
 
     Prenez dipe. L'oracle annonce qu'un jour il tuera son pre et pousera sa mre. Les parents tentent de faire prir l'enfant, mais dipe chappe la mort et se fait expulser par sa famille. Quelques annes plus tard, alors qu'il est roi de Thbes, les prdictions de l'oracle se ralisent. Apollon envoie une peste aux Thbains, qui tiennent dipe pour coupable et l'expulsent afin de retrouver l'quilibre. Dans les mythes, l'expulsion du hros ou sa mort sont toujours justifies au premier degr : c'est quelqu'un qui a fait du mal.
 
     Les perscuteurs ne se savent responsables ni de leurs rivalits mimtiques ni du phnomne collectif qui les en dlivre. ils rejettent sur leur victime la responsabilit de leurs malheurs. Mais en suite, l'ayant sacrifie et s'en trouvant mieux, ils font d'elle le symbole de leur dlivrance. Ainsi, aprs avoir dmonis leur victime, ils la divinisent.
 
     Prenez maintenant le rcit de Joseph dans la Gense. Ses frres jaloux veulent d'abord le tuer, puis se dcident le vendre comme esclave une caravane en partance pour l'Egypte. L, Joseph sort de l'esclavage grce ses talents. Il russit prouver qu'il est innocent du crime d'adultre dont il est accus et devient mme premier ministre de pharaon. La Bible donne raison Joseph, la victime, contre ses frres et les Egyptiens qui l'emprisonnent. Tout au long du rcit, Joseph apparat comme innocent.
 
     Le gouffre qui spare les mythes de la Bible est l : au lieu de rpter que la victime est coupable et les perscuteurs innocents, la Bible et les Evangiles proclament que la victime est innocente et les perscuteurs coupables. Qui plus est, les Evangiles rvlent la cause de l'illusion mythologique. C'est une rupture extraordinaire. Elle nous amnera cette notion moderne de bouc missaire qui met l'accent sur l'innocence de la victime et sur l'absurdit du mimtisme transfrentiel.
Propos recueillis par Jolle Kuntz et Patricia Briel Ren Girard, Je vois Satan tomber comme l'clair, Paris, Grasset, 1999.


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