Textes philosophiques

Paul Ricur     la symbolique du mal


    Il est tout a fait remarquable qu'il n'existe pas d'autre langage que symbolique de la culpabilit : ce sera d'abord le langage trs archaque de la souillure, o le mal est apprhend comme une tache, une fltrissure, donc comme un quelque chose de positif qui affecte du dehors et infecte. Ce symbolisme est absolument irrductible ; il est susceptible d'innombrables transpositions et reprises, dans des conceptions de moins en moins magiques : ainsi le prophte Isae voque en ces termes la vision du temple : Malheur moi ! car je suis un homme aux lvres impures et j'habite parmi un peuple aux lvres impures . Un homme moderne parle encore d'une rputation ternie ou d'une intention pure.

     Mais il y a d'autres symboles du mal humain : les symboles de la dviation, de l'insurrection, de l'errance et de la perdition, qui apparaissent dans le contexte hbraque de l'Alliance, mais qu'on retrouve dans l'hybris et dans l'hamartma des Grecs. Ce sera encore le symbole de la captivit, que les Juifs ont tir de l'exprience historique de la sujtion en gypte et en liaison avec celui de l'Exode qui en retour symbolise toute dlivrance.
     Or il est tout fait remarquable que ce symbolisme, que ces symbolismes, ne sont pas surajouts une prise de conscience du mal, mais sont le langage originaire et constituant de la confession des pchs. Ici le symbolisme est vritablement rvlant : c'est le 
logos mme d'un sentiment qui, sans lui, resterait vague, non explicit, incommunicable. Nous sommes en face d'un langage insubstituable.

     Le symbole vritablement ouvre et dcouvre un domaine d'exprience.

     Cet exemple peut encore tre pouss plus loin, car il permet de surprendre l'articulation ces symboles primaires - souillure, dviation, errance - de symboles secondaires et proprement mythiques, au sens qu'on a dit plus haut de rcit labor : mythe de chaos, mythe de mlange, mythe de chute ; leur fonction est d'abord d'universaliser l'exprience par la reprsentation d'un Homme exemplaire, d'un Anthropos, d'un Adam, voire d'un Titan qui dsigne en nigme l'universel concret de l'exprience humaine ; elle est aussi d'introduire dans cette exprience une tension, une orientation, entre un commencement et une fin, entre une dchance et un salut, entre une alination et une rappropriation, entre une sparation et une rconciliation. Du mme coup le symbole devient non seulement un chiffre de l'allure de l'exprience humaine, mais un chiffre de la profondeur humaine, en dsignant la suture de l'historique et de l'ontologique ou, en langage mythique, de la chute et de la cration.

     Voici donc le philosophe en proie aux symboles, instruit par la phnomnologie de la religion et par l'exgse. Que peut-il faire partir de l ? Une chose essentielle, dont il est responsable dans l'autonomie de sa pense : se servir du symbole comme d'un dtecteur de ralit, et, ainsi guid par une mythique, laborer une empirique des passions qui trouve son centre de rfrence et de gravit dans les grands symboles du mal humain. Le philosophe n'a donc pas faire une interprtation allgorisante du symbole, mais dchiffrer l'homme partir des symboles de chaos, de mlange et de chute. C'est ce qu'a fait par exemple Kant dans l'Essai sur le Mal radical, o le mythe de la chute lui sert de rvlateur des passions et des maux et d'instrument de radicalisation de la conscience de soi. Il n'allgorise pas, mais il forme, en philosoph, l'ide d'une maxime mauvaise de toutes les maximes mauvaises qui consisterait dans la subversion, une fois pour toutes, de la hirarchie entr la raison et la sensibilit. Je ne veux pas dire que Kant ait puis par l les possibilits de penser partir du mythe ; je donne sa tentative comme le modle mthodologique d'une rflexion aiguillonne par le mythe et proprement responsable d'elle-mme. Sans le ravitaillement en sous-main de la pense par le mythe, le thme rflexif s'effondre et pourtant il ne s'insre dans la philosophie que comme ide, - mme si cette ide est inscrutable , comme le dit Kant. 


 Philosophie de la volont,
II, 2, Aubier.

Indications de lecture:

 


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