Textes philosophiques

Sartre      la nause de mon corps


    "La chose, qui attendait, s'est alerte, elle a fondu sur moi, elle se coule en moi, j'en suis plein. - Ce n'est rien: la Chose, c'est moi. L'existence, libre, dgage, reflue sur moi. J'existe.

     J'existe. C'est doux, si doux, si lent. Et lger: on dirait que a tient en l'air tout seul. a remue. Ce sont des effleurements partout qui fondent et s'vanouissent. Tout doux, tout doux. Il y a de l'eau mousseuse dans ma bouche. Je l'avale, elle glisse dans ma gorge, elle me caresse - et la voila qui renat dans ma bouche, j'ai dans la bouche perptuit une petite mare d'eau blanchtre - discrte - qui frle ma langue. Et cette mare, c'est encore moi. Et la langue. Et la gorge, c'est moi. Je vois ma main, qui s'panouit sur la table. Elle vit - c'est moi.

     Elle s'ouvre, les doigts se dploient et pointent. Elle est sur le dos. Elle me montre son ventre gras. Elle a l'air d'une bte la renverse. Les doigts, ce sont les pattes. Je m'amuse les faire remuer, trs vite, comme les pattes d'un crabe qui est tomb sur le dos. Le crabe est mort: les pattes se recroquevillent, se ramnent sur le ventre de ma main. Je vois les ongles - la seule chose de moi qui ne vit pas. Et encore. Ma main se retourne, s'tale plat ventre, elle m'offre prsent son dos. Un dos argent, un peu brillant - on dirait un poisson, s'il n'y avait pas les poils roux la naissance des phalanges. Je sens ma main. C'est moi, ces deux btes qui s'agitent au bout de mes bras. Ma main gratte une de ses pattes, avec l'ongle d'une autre patte; je sens son poids sur la table qui n'est pas moi. C'est long, long, cette impression de poids, a ne passe pas. Il n'y a pas de raison pour que a passe. A la longue, c'est intolrable... Je retire ma main, je la mets dans ma poche. Mais je sens tout de suite, travers l'toffe, la chaleur de ma cuisse. Aussitt, je fais sauter ma main de ma poche; je la laisse pendre contre le dossier de la chaise. Maintenant, je sens son poids au bout de mon bras. Elle tire un peu, peine, mollement, moelleusement, elle existe. Je n'insiste pas: ou que je la mette, elle continuera d'exister et je continuerai de sentir qu'elle existe; je ne peux pas la supprimer, ni supprimer le reste de mon corps, la chaleur humide qui salit ma chemise, ni toute cette graisse chaude qui tourne paresseusement comme si on la remuait la cuiller, ni toutes les sensations qui se promnent l-dedans, qui vont et viennent, remontent de mon flanc mon aisselle ou bien qui vgtent doucement, du matin jusqu'au soir, dans leur coin habituel".

La Nause


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