![]() Nicolas de Largillire: Portrait de Voltaire (dtail) Institut et Muse Voltaire, Genve, CH. |
(1694 - 1778) L'EDUCATION (1761) |
SOPHRONIE
Il est tout ce que vous dites, je l'avoue.
MLINDE
Et de plus, il vous aime.
SOPHRONIE
Je l'avoue encore.
MLINDE
Je crois que vous n'tes pas insensible pour lui.
SOPHRONIE
C'est un troisime aveu que mon amiti ne craint point de vous
faire.
MLINDE
Ajoutez-y un quatrime; je vois que vous pouserez bientt
raste.
SOPHRONIE
Je vous dirai, avec la mme confiance, que je ne l'pouserai
jamais.
MLINDE
Quoi ! votre mre s'oppose un parti si sortable?
SOPHRONIE
Non, elle me laisse la libert du choix; j'aime Eraste et je
ne l'pouserai pas.
MLINDE
Et quelle raison pouvez-vous avoir de vous
tyranniser ainsi vous-mme?
SOPHRONIE
La crainte d'tre tyrannise. raste a de l'esprit, mais il
l'a imprieux et mordant; il a des grces, mais il en ferait bientt usage
pour d'autres que pour moi: je ne veux pas tre la rivale d'une de ces
personnes qui vendent leurs charmes, qui donnent malheureusement de l'clat
celui qui les achte, qui rvoltent la moiti d'une ville par leur faste, qui
ruinent l'autre par l'exemple, et qui triomphent en public du malheur d'une
honnte femme rduite pleurer dans la solitude. J'ai une forte inclination
pour raste, mais j'ai tudi son caractre; il a trop contredit mon
inclination: je veux tre heureuse; je ne le serais pas avec lui; j'pouserai
Ariste, que j'estime, et que j'espre aimer.
MLINDE
Vous tes bien raisonnable pour votre ge. Il n'y a gure de
filles que la crainte d'un avenir fcheux empche de jouir d'un prsent
agrable. Comment pouvez-vous avoir un tel empire sur vous-mme?
SOPHRONIE
Ce peu que j'ai de raison, je le dois l'ducation que m'a
donne ma mre. Elle ne m'a point leve dans un couvent, parce que ce n'tait
pas dans un couvent que j'tais destine vivre. Je plains les filles dont
les mres ont confi la premire jeunesse des religieuses, comme elles ont
laiss le soin de leur premire enfance des nourrices trangres. J'entends
dire que dans ces couvents, comme dans la plupart des collges o les jeunes
gens sont levs, on n'apprend gure que ce qu'il faut oublier pour toute sa
vie; on ensevelit dans la stupidit les premiers de vos beaux jours. Vous ne
sortez gure de votre prison que pour tre promise un inconnu qui vient vous
pier la grille; quel qu'il soit, vous le regardez comme un librateur, et,
ft-il un singe, vous vous croyez trop heureuse: vous vous donnez lui sans
le connatre; vous vivez avec lui sans l'aimer. C'est un march qu'on a fait
sans vous, et bientt aprs les deux parties se repentent.
Ma mre m'a crue digne de penser de moi-mme, et de
choisir un jour un poux moi-mme. Si j'tais ne pour gagner ma vie, elle
m'aurait appris russir dans les ouvrages convenables mon sexe; mais, ne
pour vivre dans la socit, elle m'a fait instruire de bonne heure dans tout
ce qui regarde la socit; elle a form mon esprit, en me faisant craindre les
cueils du bel esprit; elle m'a mene tous les spectacles choisis qui
peuvent inspirer le got sans corrompre les moeurs, o l'on tale encore plus
les dangers des passions que leurs charmes, o la biensance rgne, o l'on
apprend penser et s'exprimer. La tragdie m'a paru souvent l'cole de la
grandeur d'me; la comdie, l'cole des biensances; et j'ose dire que ces
instructions, qu'on ne regarde que comme des amusements, m'ont t plus utiles
que les livres. Enfin, ma mre m'a toujours regarde comme un tre pensant
dont il fallait cultiver l'me, et non comme une poupe qu'on ajuste, qu'on
montre, et qu'on renferme le moment d'aprs.
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