--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER ---
License ABU
-=-=-=-=-=-
Version 1.1, Aout 1999
Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels
http://abu.cnam.fr/
abu@cnam.fr
La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU)
est une oeuvre de compilation, elle peut tre copie, diffuse et
modifie dans les conditions suivantes :
1. Toute copie des fins prives, des fins d'illustration de l'enseignement
ou de recherche scientifique est autorise.
2. Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit
a) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de la
diffusion ou de l'oeuvre drivee.
b) soit permettre aux bnficiaires de cette diffusion ou de cette
oeuvre drive d'en extraire facilement et gratuitement une version
numrise de chaque texte inclu, muni de la prsente licence. Cette
possibilit doit tre mentionne explicitement et de faon claire,
ainsi que le fait que la prsente notice s'applique aux documents
extraits.
c) permettre aux bnficiaires de cette diffusion ou de cette
oeuvre drive d'en extraire facilement et gratuitement la version
numrise originale, munie le cas chant des amliorations vises au
paragraphe 6, si elles sont prsentent dans la diffusion ou la nouvelle
oeuvre. Cette possibilit doit tre mentionne explicitement et de
faon claire, ainsi que le fait que la prsente notice s'applique aux
documents extraits.
Dans tous les autres cas, la prsente licence sera rpute s'appliquer
l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre drive.
3. L'en-tte qui accompagne chaque fichier doit tre intgralement
conserve au sein de la copie.
4. La mention du producteur original doit tre conserve, ainsi
que celle des contributeurs ultrieurs.
5. Toute modification ultrieure, par correction d'erreurs,
additions de variantes, mise en forme dans un autre format, ou autre,
doit tre indique. L'indication des diverses contributions devra tre
aussi prcise que possible, et date.
6. Ce copyright s'applique obligatoirement toute amlioration
par simple correction d'erreurs ou d'oublis mineurs (orthographe,
phrase manquante, ...), c'est--dire ne correspondant pas
l'adjonction d'une autre variante connue du texte, qui devra donc
comporter la prsente notice.
----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU --------------------------------
--- ATTENTION : CONSERVEZ CET EN-TETE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER ---
<IDENT monde>
<IDENT_AUTEURS voltaire>
<IDENT_COPISTES vautiere>
<ARCHIVE http://www.abu.org/>
<VERSION 1>
<DROITS 0>
<TITRE Le monde comme il va>
<GENRE prose>
<AUTEUR Voltaire>
<COPISTE Eric Vautier>
<NOTESPROD>
</NOTESPROD>
----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------
------------------------- DEBUT DU FICHIER monde1 --------------------------------
LE MONDE COMME IL VA
VISION DE BABOUC,
ECRITE PAR LUI-MEME
Parmi les gnies qui prsident aux empires du monde, Ituriel tient un des premiers rangs, et il a le dpartement de la haute Asie. Il descendit un matin dans la demeure du Scythe Babouc, sur le rivage de l'Oxus, et lui dit : "Babouc, les folies et les excs des Perses ont attir notre colre; il s'est tenu hier une assemble des gnies de la haute Asie pour savoir si on chtierait Perspolis ou si on la dtruirait. Va dans cette ville, examine tout; tu reviendras m'en rendre un compte fidle; et je me dterminerai, sur ton rapport, corriger la ville ou l'exterminer. - Mais, Seigneur, dit humblement Babouc, je n'ai jamais t en Perse; je n'y connais personne. - Tant mieux, dit l'ange, tu ne seras point partial; tu as reu du ciel le discernement, et j'y ajoute le don d'inspirer la confiance; marche, regarde, coute, observe, et ne crains rien : tu seras partout bien reu."
Babouc monta sur son chameau et partit avec ses serviteurs. Au bout de quelques journes, il rencontra vers les plaines de Sennaar l'arme persane qui allait combattre l'arme indienne. Il s'adressa d'abord un soldat qu'il trouva cart. Il lui parla, et lui demanda quel tait le sujet de la guerre. "Par tous les dieux, dit le soldat, je n'en sais rien. Ce n'est pas mon affaire; mon mtier est de tuer et d'tre tu pour gagner ma vie; il n'importe qui je serve. Je pourrais bien mme ds demain passer dans le camp des Indiens, car on dit qu'ils donnent prs d'une demi-drachme de cuivre par jour leurs soldats de plus que nous n'en avons dans ce maudit service de Perse. Si vous voulez savoir pourquoi on se bat, parlez mon capitaine."
Babouc, ayant fait un petit prsent au soldat, entra dans le camp. Il fit bientt connaissance avec le capitaine, et lui demanda le sujet de la guerre. "Comment voulez-vous que je le sache? dit le capitaine, et que m'importe ce beau sujet? J'habite deux cents lieues de Perspolis; j'entend dire que la guerre est dclare; j'abandonne aussitt ma famille et je vais chercher, selon notre coutume, la fortune ou la mort, attendu que je n'ai rien faire. - Mais, vos camarades, dit Babouc, ne sont-ils pas un peu plus instruits que vous? - Non, dit l'officier, il n'y a gure que nos principaux satrapes qui savent bien prcisment pourquoi on s'gorge." Babouc, tonn, s'introduisit chez les gnraux; il entra dans leur familiarit. L'un d'eux lui dit enfin : "La cause de cette guerre, qui dsole depuis vingt ans l'Asie, vient originairement d'une querelle entre un eunuque d'une femme du grand roi de Perse et un commis d'un bureau du grand roi des Indes. Il s'agissait d'un droit qui revenait peu prs la trentime partie d'une darique. Le premier matre des Indes et le ntre soutinrent dignement les droits de leurs matres. La querelle s'chauffa. On mit de part et d'autre en campagne une arme d'un million de soldats. Il faut recruter cette arme tous les ans de plus de quatre cent mille hommes. Les meurtres, les incendies, les ruines, les dvastations se multiplient; l'univers souffre, et l'acharnement continue. Notre premier ministre et celui des Indes protestent souvent qu'ils n'agissent que pour le bonheur du genre humain; et chaque protestation il y a toujours quelques villes dtruites et quelques provinces ravages."
Le lendemain, sur un bruit qui se rpandit que la paix allait tre conclue, le gnral persan et le gnral indien s'empressrent de donner bataille; elle fut sanglante. Babouc en vit toutes les fautes et toutes les abominations; il fut tmoin des manoeuvres des principaux satrapes, qui firent ce qu'ils purent pour faire battre leur chef. Il vit des officiers tus par leurs propres troupes; il vit des soldats qui achevaient d'gorger leurs camarades expirants pour leur arracher quelques lambeaux sanglants, dchirs et couverts de fange. Il entra dans les hpitaux o l'on transportait les blesss, dont la plupart expiraient par la ngligence inhumaine de ceux mmes que le roi de Perse payait chrement pour les secourir. "Sont-ce l des hommes, s'cria Babouc, ou des btes froces? Ah! je vois bien que Perspolis sera dtruite."
Occup de cette pense, il passa dans le camp des Indiens. Il y fut aussi bien reu que dans celui des Perses, selon ce qui lui avait t prdit; mais il y vit tous les mmes excs qui l'avaient saisi d'horreur. "Oh, oh! dit-il en lui-mme, si l'ange Ituriel veut exterminer les Persans, il faut donc que l'ange des Indes dtruise aussi les Indiens." S'tant ensuite inform plus en dtail de ce qui s'tait pass dans l'une et l'autre arme, il apprit des actions de gnrosit, de grandeur. d'me, d'humanit, qui l'tonnrent et le ravirent. "Inexplicables humains, s'cria-t-il, comment pouvez-vous runir tant de bassesse et de grandeur, tant de vertus et de crimes?"
Cependant la paix fut dclare. Les chefs des deux armes, dont aucun n'avait remport la victoire, mais qui pour leur seul intrt avaient fait verser le sang de tant d'hommes, leurs semblables, allrent briguer dans leurs cours des rcompenses. On clbra la paix dans des crits publics qui n'annonaient que le retour de la vertu et de la flicit sur la terre. "Dieu soit lou! dit Babouc; Perspolis sera le sjour de l'innocence pure; elle ne sera point
dtruite, comme le voulaient ces vilains gnies : courons sans tarder dans cette capitale de l'Asie."
Il arriva dans cette ville immense par l'ancienne entre, qui tait toute barbare et dont la rusticit dgotante offensait les yeux. Toute cette partie de la ville se ressentait du temps o elle avait t btie; car, malgr l'opinitret des hommes louer l'antique aux dpens du moderne, il faut avouer qu'en tout genre les premiers essais sont toujours grossiers.
Babouc se mla dans la foule d'un peuple compos de ce qu'il y avait de plus sale et de plus laid dans les deux sexes. Cette foule se prcipitait d'un air hbt dans un enclos vaste et sombre. Au bourdonnement continuel, au mouvement qu'il y remarqua, l'argent que quelques personnes donnaient d'autres pour avoir droit s'asseoir, il crut tre dans un march o l'on vendait des chaises de paille; mais bientt, voyant que plusieurs femmes se mettaient genoux, en faisant semblant de regarder fixement devant elles et en regardant les hommes de ct, il s'aperut qu'il tait dans un temple. Des voix aigres, rauques, sauvages, discordantes, faisaient retentir la vote de sons mal articuls, qui faisaient le mme effet que les voix des onagres quand elles rpondent, dans les plaines des Pictaves, au cornet bouquin qui les appelle. Il se bouchait les oreilles; mais il fut prt de se boucher encore les yeux et le nez, quand il vit entrer dans ce temple des ouvriers avec des pinces et des pelles. Ils remurent une large pierre, et jetrent droite et gauche une terre dont s'exhalait une odeur empeste; ensuite on vint poser un mort dans cette ouverture, et on remit la pierre par-dessus.
"Quoi! s'cria Babouc, ces peuples enterrent leurs morts dans les mmes lieux o ils adorent la Divinit! Quoi! leurs temples sont pavs de cadavres! Je ne m'tonne plus de ces maladies pestilentielles qui dsolent souvent Perspolis. La pourriture des morts, et celle de tant de vivants rassembls et presss dans le mme lieu, est capable d'empoisonner le globe terrestre. Ah! la vilaine ville que Perspolis! Apparemment que les anges veulent la dtruire pour en rebtir une plus belle, et pour la peupler d'habitants moins malpropres et qui chantent mieux. La Providence peut avoir ses raisons; laissons-la faire."
Cependant le soleil approchait du haut de sa carrire. Babouc devait aller dner l'autre bout de la ville, chez une dame pour laquelle son mari, officier de l'arme, lui avait donn des lettres. Il fit d'abord plusieurs tours dans Perspolis; il vit d'autres temples mieux btis et mieux orns, remplis d'un peuple poli, et retentissants d'une musique harmonieuse; il remarqua des fontaines publiques, lesquelles, quoique mal places, frappaient les yeux par leur beaut; des places o semblaient respirer en bronze les meilleurs rois qui avaient gouvern la Perse; d'autres places o il entendait le peuple s'crier : "Quand verrons-nous ici le matre que nous chrissons?" Il admira les ponts magnifiques levs sur le fleuve, les quais superbes et commodes, les palais btis droite et gauche, une maison immense o des milliers de vieux soldats blesss et vainqueurs rendaient chaque jour grce au Dieu des armes. Il entra enfin chez la dame qui l'attendait dner avec une compagnie d'honntes gens. La maison tait propre et orne, le repas dlicieux, la dame jeune, belle, spirituelle, engageante, la compagnie digne d'elle; et Babouc disait en lui-mme tout moment :"L'ange Ituriel se moque du monde de vouloir dtruire une ville charmante."
Cependant il s'aperut que la dame, qui avait commenc par lui demander tendrement des nouvelles de son mari, parlait plus tendrement encore, sur la fin du repas, un jeune mage. Il vint un magistrat qui, en prsence de sa femme, pressait avec vivacit une veuve, et cette veuve indulgente avait une main passe autour du cou du magistrat, tandis qu'elle tendait l'autre un jeune citoyen trs beau et trs modeste. La femme du magistrat se leva de table la premire, pour aller entretenir dans un cabinet voisin son directeur, qui arrivait trop tard, et qu'on avait attendu dner; et le directeur, homme loquent, lui parla dans ce cabinet avec tant de vhmence et d'onction que la dame avait, quand elle revint, les yeux humides, les joues enflammes, la dmarche mal assure, la parole tremblante.
Alors Babouc commena craindre que le gnie Ituriel n'et raison. Le talent qu'il avait d'attirer la confiance le mit ds le jour mme dans les secrets de la dame; elle lui confia son got pour le jeune mage, et l'assura que dans toutes les maisons de Perspolis il trouverait l'quivalent de ce qu'il avait vu dans la sienne. Babouc comprit qu'une telle socit ne pouvait subsister; que la jalousie, la discorde, la vengeance, devaient dsoler toutes les maisons; que les larmes et le sang devaient couler tous les jours; que certainement les maris tueraient les galants de leurs femmes, ou en seraient tus; et qu'enfin Ituriel faisait fort bien de dtruire tout d'un coup une ville abandonne de continuels dsordres.
Il tait plong dans ces ides funestes, quand il se prsenta la porte un homme grave, en manteau noir, qui demanda humblement parler au jeune magistrat. Celui-ci, sans se lever, sans le regarder, lui donna firement, et d'un air distrait, quelques papiers, et le congdia. Babouc demanda quel tait cet homme. La matresse de la maison lui dit tout bas : "C'est un des meilleurs avocats de la ville; il y a cinquante ans qu'il tudie les lois. Monsieur, qui n'a que vingt-cinq ans, et qui est satrape de loi depuis deux jours, lui donne faire l'extrait d'un procs qu'il doit juger, qu'il n'a pas encore examin. - Ce jeune tourdi fait sagement, dit Babouc, de demander conseil un vieillard; mais pourquoi n'est-ce pas ce vieillard qui est juge? - Vous vous moquez, lui dit-on, jamais ceux qui ont vieilli dans les emplois laborieux et subalternes ne parviennent aux dignits. Ce jeune homme a une grande charge, parce que son pre est riche, et qu'ici le droit de rendre la justice s'achte comme une mtairie. - O moeurs! malheureuse ville! s'cria Babouc, voil le comble du dsordre; sans doute, ceux qui ont ainsi achet le droit de juger vendent leurs jugements; je ne vis ici que des abmes d'iniquit."
Comme il marquait ainsi sa douleur et sa surprise, un jeune guerrier, qui tait venu ce jour mme de l'arme, lui dit : "Pourquoi ne voulez-vous pas qu'on achte les emplois de la robe? J'ai bien achet, moi, le droit d'affronter la mort la tte de deux mille hommes que je commande; il m'en a cot quarante mille dariques d'or cette anne pour coucher sur la terre trente nuits de suite en habit rouge, et pour recevoir ensuite deux bons coups de flche dont je me sens encore. Si je me ruine pour servir l'empereur persan, que je n'ai jamais vu, M. le satrape de robe peut bien payer quelque chose pour avoir le plaisir de donner audience des plaideurs." Babouc, indign, ne put s'empcher de condamner dans son coeur un pays o l'on mettait l'encan les dignits de la paix et de la guerre; il conclut prcipitamment que l'on y devait ignorer absolument la guerre et les lois, et que, quand mme Ituriel n'exterminerait pas ces peuples, ils priraient par leur dtestable administration.
Sa mauvaise opinion augmenta encore l'arrive d'un gros homme qui, ayant salu trs familirement toute la compagnie, s'approcha du jeune officier, et lui dit : "Je ne peux vous prter que cinquante mille dariques d'or, car, en vrit, les douanes de l'empire ne m'en ont rapport que trois cent mille cette anne." Babouc s'informa quel tait cet homme qui se plaignait de gagner si peu; il apprit qu'il y avait dans Perspolis quarante rois plbiens qui tenaient bail l'empire de Perse, et qui en rendaient quelque chose au monarque.
Aprs dner il alla dans un des plus superbes temples de la ville; il s'assit au milieu d'une troupe de femmes et d'hommes qui taient venus l pour passer le temps. Un mage parut dans une machine leve, qui parla longtemps du vice et de la vertu. Ce mage divisa en plusieurs parties ce qui n'avait pas besoin d'tre divis; il prouva mthodiquement tout ce qui tait clair, il enseigna tout ce qu'on savait. Il se passionna froidement, et sortit suant et hors d'haleine.
Toute l'assemble alors se rveilla et crut avoir assist une instruction. Babouc dit : "Voil un homme qui a fait de son mieux pour ennuyer deux ou trois cents de ses concitoyens; mais son intention tait bonne, et il n'y a pas l de quoi dtruire Perspolis." ,
Au sortir de cette assemble, on le mena voir une fte publique qu'on donnait tous les jours de l'anne; c'tait dans une espce de basilique, au fond de laquelle on voyait un palais. Les plus belles citoyennes de Perspolis, les plus considrables satrapes, rangs avec ordre, formaient un spectacle si beau que Babouc crut d'abord que c'tait l toute la fte. Deux ou trois personnes, qui paraissaient des rois et des reines, parurent bientt dans le vestibule de ce palais; leur langage tait trs diffrent de celui du peuple; il tait mesur, harmonieux et sublime. Personne ne dormait, on coutait dans un profond silence, qui n'tait interrompu que par les tmoignages de la sensibilit et de l'admiration publique. Le devoir des rois, l'amour de la vertu, les dangers des passions, taient exprims par des traits si vifs et si touchants que Babouc versa des larmes. Il ne douta pas que ces hros et ces hrones, ces rois et ces reines qu'il venait d'entendre, ne fussent les prdicateurs de l'empire; il se proposa mme d'engager Ituriel les venir entendre, bien sr qu'un tel spectacle le rconcilierait pour jamais avec la ville.
Ds que cette fte fut finie, il voulut voir la principale reine, qui avait dbit dans ce beau palais une morale si noble et si pure; il se fit introduire chez Sa Majest; on le mena par un petit escalier, au second tage, dans un appartement mal meubl, o il trouva une femme mal vtue, qui lui dit d'un air noble et pathtique : "Ce mtier-ci ne me donne pas de quoi vivre; un des princes que vous avez vus m'a fait un enfant; j'accoucherai bientt; je manque d'argent, et sans argent on n'accouche point." Babouc lui donna cent dariques d'or, en disant : "S'il n'y avait que ce mal-l dans la ville, Ituriel aurait tort de se tant fcher."
De l il alla passer sa soire chez des marchands de magnificences inutiles. Un homme intelligent, avec lequel il avait fait connaissance, l'y mena; il acheta ce qui lui plut, et on le lui vendit avec politesse beaucoup plus qu'il ne valait. Son ami de retour chez lui, lui fit voir combien on le trompait. Babouc mit sur ses tablettes le nom du marchand, pour le faire distinguer par Ituriel au jour de la punition de la ville. Comme il crivait, on frappa sa porte : c'tait le marchand lui-mme qui venait lui rapporter sa bourse, que Babouc avait laisse par mgarde sur son comptoir. "Comment se peut-il, s'cria Babouc, que vous soyez si fidle et si gnreux, aprs n'avoir pas eu de honte de me vendre des colifichets quatre fois au-dessus de leur valeur? - Il n'y a aucun ngociant un peu connu dans cette ville, lui rpondit le marchand, qui ne ft venu vous rapporter votre bourse; mais on vous a tromp quand on vous a dit que je vous avais vendu ce que vous avez pris chez moi quatre fois plus qu'il ne vaut : je vous l'ai vendu dix fois davantage, et cela est si vrai que, si dans un mois vous voulez le revendre, vous n'en aurez pas mme le dixime. Mais rien n'est plus juste : c'est la fantaisie des hommes qui met le prix ces choses frivoles; c'est cette fantaisie qui fait vivre cent ouvriers que j'emploie, c'est elle qui me donne une belle maison, un char commode, des chevaux, c'est elle qui excite l'industrie, qui entretient le got, la circulation et l'abondance. Je vends aux nations voisines les mmes bagatelles plus chrement qu' vous, et par l je suis utile l'empire." Babouc, aprs avoir un peu rv, le raya de ses tablettes.
Babouc, fort incertain sur ce qu'il devait penser de Perspolis, rsolut de voir les mages et les lettrs : car les uns tudient la sagesse, et les autres la religion; et il se flatta que ceux-l obtiendraient grce pour le reste du peuple. Ds le lendemain matin il se transporta dans un collge de mages. L'archimandrite lui avoua qu'il avait cent mille cus de rente pour avoir fait voeu de pauvret, et qu'il exerait un empire assez tendu en vertu de son voeu d'humilit; aprs quoi il laissa Babouc entre les mains d'un petit frre, qui lui fit les honneurs.
Tandis que ce frre lui montrait les magnificences de cette maison de pnitence, un bruit se rpandit, qu'il tait venu pour rformer toutes ces maisons. Aussitt il reut des mmoires de chacune d'elles; et les mmoires disaient tous en substance : Conservez-nous, et dtruisez toutes les autres. A entendre leurs apologies, ces socits taient toutes ncessaires. A entendre leurs accusations rciproques, elles mritaient toutes d'tre ananties. Il admirait comme il n'y en avait aucune d'elles qui, pour difier l'univers, ne voult en avoir l'empire. Alors il se prsenta un petit homme qui tait un demi-mage, et qui lui dit : "Je vois bien que l'oeuvre va s'accomplir : car Zerdust est revenu sur la terre; les petites filles prophtisent, en se faisant donner des coups de pincettes par-devant et le fouet par-derrire. Ainsi nous vous demandons votre protection contre le Grand-Lama. - Comment! dit Babouc, contre ce pontife-roi qui rside au Thibet? - Contre lui-mme. - Vous lui faites donc la guerre, et vous levez contre lui des armes? - Non, mais il dit que l'homme est libre, et nous n'en croyons rien; nous crivons contre lui de petits livres, qu'il ne lit pas; peine a-t-il entendu parler de nous; il nous a seulement fait condamner comme un matre ordonne qu'on chenille les arbres de ses jardins." Babouc frmit de la folie de ces hommes qui faisaient profession de sagesse, des intrigues de ceux qui avaient renonc au monde, de l'ambition et de la convoitise orgueilleuse de ceux qui enseignaient l'humilit et le dsintressement; il conclut qu'lturiel avait de bonnes raisons pour dtruire toute cette engeance.
Retir chez lui, il envoya chercher des livres nouveaux pour adoucir son chagrin, et il pria quelques lettrs dner pour se rjouir. Il en vint deux fois plus qu'il n'en avait demand, comme les gupes que le miel attire. Ces parasites se pressaient de manger et de parler; ils louaient deux sortes de personnes, les morts et eux-mmes, et jamais leurs contemporains, except le matre de la maison. Si quelqu'un d'eux disait un bon mot, les autres baissaient les yeux et se mordaient les lvres de douleur de ne l'avoir pas dit. Ils avaient moins de dissimulation que les mages, parce qu'ils n'avaient pas de si grands objets d'ambition. Chacun d'eux briguait une place de valet et une rputation de grand homme; ils se disaient en face des choses insultantes, qu'ils croyaient des traits d'esprit. Ils avaient eu quelque connaissance de la mission de Babouc. L'un d'eux le pria tout bas d'exterminer un auteur qui ne l'avait pas assez lou il y avait cinq ans. Un autre demanda la perte d'un citoyen qui n'avait jamais ri ses comdies. Un troisime demanda l'extinction de l'Acadmie, parce qu'il n'avait jamais pu parvenir y tre admis. Le repas fini, chacun d'eux s'en alla seul; car il n'y avait pas dans toute la troupe deux hommes qui pussent se souffrir, ni mme se parler ailleurs que chez les riches qui les invitaient leur table. Babouc jugea qu'il n'y aurait pas grand mal quand cette vermine prirait dans la destruction gnrale.
Ds qu'il se fut dfait d'eux, ii se mit lire quelques livres nouveaux. Il y reconnut l'esprit de ses convives. Il vit surtout avec indignation ces gazettes de la mdisance, ces archives du mauvais got, que l'envie, la bassesse et la faim ont dictes; ces lches satires o l'on mnage le vautour et o l'on dchire la colombe; ces romans dnus d'imagination, o l'on voit tant de portraits de femmes que l'auteur ne connat pas.
Il jeta au feu tous ces dtestables crits, et sortit pour aller le soir la promenade. On le prsenta un vieux lettr qui n'tait point venu grossir le nombre de ces parasites. Ce lettr fuyait toujours la foule, connaissait les hommes, en faisait usage, et se communiquait avec discrtion. Babouc lui parla avec douleur de ce qu'il avait lu et de ce qu'il avait vu.
"Vous avez lu des choses bien mprisables, lui dit le sage lettr; mais dans tous les temps, et dans tous les pays, et dans tous les genres, le mauvais fourmille et le bon est rare. Vous avez reu chez vous le rebut de la pdanterie, parce que, dans toutes les professions, ce qu'il y a de plus indigne de paratre est toujours ce qui se prsente avec le plus d'impudence. Les vritables sages vivent entre eux retirs et tranquilles; il y a encore parmi nous des hommes et des livres dignes de votre attention." Dans le temps qu'il parlait ainsi un autre lettr les joignit; leurs discours furent si agrables et si instructifs, si levs au-dessus des prjugs, et si conformes la vertu, que Babouc avoua n'avoir jamais rien entendu de pareil. "Voil des hommes, disait-il tout bas, qui l'ange Ituriel n'osera toucher, ou il sera bien impitoyable."
Accommod avec les lettrs, il tait toujours en colre contre le reste de la nation. "Vous tes tranger, lui dit l'homme judicieux qui lui parlait; les abus se prsentent vos yeux en foule, et le bien, qui est cach et qui rsulte quelquefois de ces abus mmes, vous chappe." Alors il apprit que parmi les lettrs il y en avait quelques-uns qui n'taient pas envieux, et que parmi les mages mmes il y en avait de vertueux. Il conut la fin que ces grands corps, qui semblaient en se choquant prparer leurs communes ruines, taient au fond des institutions salutaires; que chaque socit de mages tait un frein ses rivales; que si ces mules diffraient dans quelques opinions, ils enseignaient tous la mme morale, qu'ils instruisaient le peuple et qu'ils vivaient soumis aux lois, semblables aux prcepteurs qui veillent sur le fils de la maison tandis que le matre veille sur eux-mmes. Il en pratiqua plusieurs, et vit des mes clestes. Il apprit mme que parmi les fous qui prtendaient faire la guerre au Grand-Lama il y avait eu de trs grands hommes. Il souponna enfin qu'il pourrait bien en tre des moeurs de Perspolis comme des difices, dont les uns lui avaient paru dignes de piti, et les autres l'avaient ravi en admiration.
Il dit son lettr : "Je connais trs bien que ces mages que j'avais cru si dangereux sont en effet trs utiles, surtout quand un gouvernement sage les empche de se rendre trop ncessaires; mais vous m'avouerez au moins que vos jeunes magistrats, qui achtent une charge de juge ds qu'ils ont appris monter cheval, doivent taler dans les tribunaux tout ce que l'impertinence a de plus ridicule et tout ce que l'iniquit a de plus pervers; il vaudrait mieux sans doute donner ces places gratuitement ces vieux jurisconsultes qui ont pass toute leur vie peser le pour et le contre."
Le lettr lui rpliqua : "Vous avez vu notre arme avant d'arriver Perspolis; vous savez que nos jeunes officiers se battent trs bien, quoiqu'ils aient achet leurs charges; peut-tre verrez-vous que nos jeunes magistrats ne jugent pas mal, quoiqu'ils aient pay pour juger."
Il le mena le lendemain au grand tribunal, o l'on devait rendre un arrt important. La cause tait connue de tout le monde. Tous ces vieux avocats qui en parlaient taient flottants dans leurs opinions : ils allguaient cent lois, dont aucune n'tait applicable au fond de la question; ils regardaient l'affaire par cent cts, dont aucun n'tait dans son vrai jour; les juges dcidrent plus vite que les avocats ne doutrent. Leur jugement fut presque unanime; ils jugrent bien, parce qu'ils suivaient les lumires de la raison, et les autres avaient opin mal, parce qu'ils n'avaient consult que leurs livres.
Babouc conclut qu'il y avait souvent de trs bonnes choses dans les abus. Il vit ds le jour mme que les richesses des financiers, qui l'avaient tant rvolt, pouvaient produire un effet excellent; car, l'empereur ayant eu besoin d'argent, il trouva en une heure, par leur moyen, ce qu'il n'aurait pas eu en six mois par les voies ordinaires; il vit que ces gros nuages, enfls de la rose de la terre, lui rendaient en pluie ce qu'ils en recevaient. D'ailleurs les enfants de ces hommes nouveaux, souvent mieux levs que ceux des familles plus anciennes, valaient quelquefois beaucoup mieux; car rien n'empche qu'on ne soit un bon juge, un brave guerrier, un homme d'Etat habile, quand on a eu un pre bon calculateur.
Insensiblement Babouc faisait grce l'avidit du financier, qui n'est pas au fond plus avide que les autres hommes, et qui est ncessaire. Il excusait la folie de se ruiner pour juger et pour se battre, folie qui produit de grands magistrats et des hros. Il pardonnait l'envie des lettrs, parmi lesquels il se trouvait des hommes qui clairaient le monde; il se rconciliait avec les mages ambitieux et intrigants, chez lesquels il y avait plus de grandes vertus encore que de petits vices; mais il lui restait bien des griefs, et surtout les galanteries des dames, et les dsolations qui en devaient tre la suite, le remplissaient d'inquitude et d'effroi.
Comme il voulait pntrer dans toutes les conditions humaines, il se fit mener chez un ministre; mais il tremblait toujours en chemin que quelque femme ne ft assassine en sa prsence par son mari. Arriv chez l'homme d'Etat, il resta deux heures dans l'antichambre sans tre annonc, et deux heures encore aprs l'avoir t. Il se promettait bien, dans cet intervalle, de recommander l'ange Ituriel et le ministre et ses insolents huissiers. L'antichambre tait remplie de dames de tout tage, de mages de toutes couleurs, de juges, de marchands, d'officiers, de pdants; tous se plaignaient du ministre. L'avare et l'usurier disaient : "Sans doute cet homme-l pille les provinces"; le capricieux lui reprochait d'tre bizarre; le voluptueux disait : "Il ne songe qu' ses plaisirs"; l'intrigant se flattait de le voir bientt perdu par une cabale; les femmes espraient qu'on leur donnerait bientt un ministre plus jeune.
Babouc entendait leurs discours; il ne put s'empcher de dire : "Voil un homme bien heureux; il a tous ses ennemis dans son antichambre; il crase de son pouvoir ceux qui l'envient; il voit ses pieds ceux qui le dtestent." Il entra enfin : il vit un petit vieillard courb sous le poids des annes et des affaires, mais encore vif et plein d'esprit.
Babouc lui plut, et il parut Babouc un homme estimable. La conversation devint intressante. Le ministre lui avoua qu'il tait un homme trs malheureux; qu'il passait pour riche, et qu'il tait pauvre; qu'on le croyait tout-puissant, et qu'il tait toujours contredit; qu'il n'avait gure oblig que des ingrats, et que, dans un travail continuel de quarante annes, il avait eu peine un moment de consolation. Babouc en fut touch, et pensa que si cet homme avait fait des fautes, et si l'ange Ituriel voulait le punir, il ne fallait pas l'exterminer, mais seulement lui laisser sa place.
Tandis qu'il parlait au ministre entra brusquement la belle dame chez qui Babouc avait dn. On voyait dans ses yeux et sur son front les symptmes de la douleur et de la colre. Elle clata en reproches contre l'homme d'Etat; elle versa des larmes; elle se plaignit avec amertume de ce qu'on avait refus son mari une place o sa naissance lui permettait d'aspirer, et que ses services et ses blessures mritaient; elle s'exprima avec tant de force, elle mit tant de grces dans ses plaintes, elle dtruisit les objections avec tant d'adresse, elle fit valoir les raisons avec tant d'loquence, qu'elle ne sortit point de la chambre sans avoir fait la fortune de son mari.
Babouc lui donna la main. "Est-il possible, Madame, lui dit-il, que vous vous soyez donn toute cette peine pour un homme que vous n'aimez point, et dont vous avez tout craindre? - Un homme que je n'aime point? s'cria-t-elle. Sachez que mon mari est le meilleur ami que j'aie au monde, qu'il n'y a rien que je ne lui sacrifie, hors mon amant, et qu'il ferait tout pour moi, hors de quitter sa matresse. Je veux vous la faire connatre; c'est une femme charmante, pleine d'esprit et du meilleur caractre du monde; nous soupons ensemble ce soir avec mon mari et mon petit mage : venez partager notre joie."
La dame mena Babouc chez elle. Le mari, qui tait enfin arriv plong dans la douleur, revit sa femme avec des transports d'allgresse et de reconnaissance; il embrassait tour tour sa femme, sa matresse, le petit mage et Babouc. L'union, la gaiet, l'esprit et les grces furent l'me de ce repas. "Apprenez, lui dit la belle dame chez laquelle il soupait, que celles qu'on appelle quelquefois de malhonntes femmes ont presque toujours le mrite d'un trs honnte homme; et, pour vous en convaincre, venez demain dner avec moi chez la belle Tone. Il y a quelques vieilles vestales qui la dchirent; mais elle fait plus de bien qu'elles toutes ensemble. Elle ne commettrait pas une lgre injustice pour le plus grand intrt; elle ne donne son amant que des conseils gnreux; elle n'est occupe que de sa gloire; il rougirait devant elle s'il avait laiss chapper une occasion de faire du bien; car rien n'encourage plus aux actions vertueuses que d'avoir pour tmoin et pour juge de sa conduite une matresse dont on veut mriter l'estime."
Babouc ne manqua pas au rendez-vous. Il vit une maison o rgnaient tous les plaisirs; Tone rgnait sur eux; elle savait parler chacun son langage. Son esprit naturel mettait son aise celui des autres; elle plaisait sans presque le vouloir; elle tait aussi aimable que bienfaisante; et, ce qui augmentait le prix de toutes ses bonnes qualits, elle tait belle.
Babouc, tout Scythe et tout envoy qu'il tait d'un gnie, s'aperut que, s'il restait encore Perspolis, il oublierait Ituriel pour Tone. Il s'affectionnait la ville, dont le peuple tait poli, doux et bienfaisant, quoique lger, mdisant et plein de vanit. Il craignait que Perspolis ne ft condamne; il craignait mme le compte qu'il allait rendre.
Voici comme il s'y prit pour rendre ce compte. Il fit faire par le meilleur fondeur de la ville une petite statue compose de tous ls mtaux, des terres et des pierres les plus prcieuses et les plus viles; il la porta Ituriel : "Casserez-vous, dit-il, cette jolie statue, parce que tout n'y est pas or et diamants?" Ituriel entendit demi-mot; il rsolut de ne pas mme songer corriger Perspolis, et de laisser aller le monde comme il va. Car, dit-il, si tout n'est pas bien, tout est passable. On laissa donc subsister Perspolis; et Babouc fut bien loin de se plaindre, comme Jonas qui se fcha de ce qu'on ne dtruisait pas Ninive. Mais, quand on a t toujours dans le corps d'une baleine, on n'est pas de si bonne humeur que quand on a t l'opra, la comdie, et qu'on a soup en bonne compagnie.
------------------------- FIN DU FICHIER monde1 --------------------------------