VOLTAIRE
(1694-1778)

Nicolas de Largillire: Portrait de Voltaire
(dtail)
Institut et Muse Voltaire, Genve, CH.
POEME SUR LA LOI NATURELLE
(1752)
PREFACE
On sait assez que ce
pome n'avait pas t fait pour tre public; c'tait depuis trois ans un secret
entre un grand roi et l'auteur. Il n'y a que trois mois qu'il s'en rpandit
quelques copies dans Paris, et bientt aprs il y fut imprim plusieurs fois
d'une manire aussi fautive que les autres ouvrages qui sont partis de la mme
plume.
Il serait juste d'avoir plus d'indulgence
pour un crit secret, tir de l'obscurit o son auteur l'avait condamn, que
pour un ouvrage qu'un crivain expose lui-mme au grand jour. Il serait encore
juste de ne pas juger le pome d'un laque comme on jugerait une thse de
thologie. Ces deux pomes sont les fruits d'un arbre transplant: quelques-uns
de ces fruits peuvent n'tre pas du got de quelques personnes; ils sont d'un
climat tranger, mais il n'y en a aucun d'empoisonn, et plusieurs peuvent tre
salutaires.
Il faut regarder cet ouvrage comme une
lettre o l'on expose en libert ses sentiments. La plupart des livres
ressemblent ces conversations gnrales et gnes dans lesquelles on dit
rarement ce qu'on pense. L'auteur a dit ce qu'il a pens un prince philosophe
auprs duquel il avait alors l'honneur de vivre. Il a appris que des esprits
clairs n'ont pas t mcontents de cette bauche: ils ont jug que le pome
sur la Loi naturelle est une prparation des vrits plus sublimes.
Cela seul aurait dtermin l'auteur rendre l'ouvrage plus complet et plus
correct, si ses infirmits l'avaient permis. Il a t oblig de se borner
corriger les fautes dont fourmillent les ditions qu'on en a faites.
Les louanges donnes dans cet crit un
prince qui ne cherchait pas ces louanges ne doivent surprendre personne; elles
n'avaient rien de la flatterie, elles partaient du coeur: ce n'est pas l de cet
encens que l'intrt prodigue la puissance. L'homme de lettres pouvait ne pas
mriter les loges et les bonts dont le monarque le comblait; mais le monarque
mritait la vrit que l'homme de lettres lui disait dans cet ouvrage. Les
changements survenus depuis dans un commerce si honorable pour la littrature
n'ont point altr les sentiments qu'il avait fait natre.
Enfin, puisqu'on a arrach au secret et
l'obscurit un crit destin ne point paratre, il subsistera chez quelques
sages comme un monument d'une correspondance philosophique qui ne devait point
finir; et l'on ajoute que si la faiblesse humaine se fait sentir partout, la
vraie philosophie dompte toujours cette faiblesse.
Au reste, ce faible essai fut compos
l'occasion d'une petite brochure qui parut en ce temps-l. Elle tait intitule
du Souverain Bien et elle devait l'tre du Souverain Mal. On y
prtendait qu'il n'y a ni vertu ni vice, et que les remords sont une faiblesse
d'ducation qu'il faut touffer. L'auteur du pome prtend que les remords nous
sont aussi naturels que les autres affections de notre me. Si la fougue d'une
passion fait commettre une faute, la nature, rendue elle-mme, sent cette
faute. La fille sauvage trouve prs de Chlons avoua que, dans sa colre, elle
avait donn sa compagne un coup dont cette infortune mourut entre ses bras.
Ds qu'elle vit son sang couler, elle se repentit, elle pleura, elle tancha ce
sang, elle mit des herbes sur la blessure. Ceux qui disent que ce retour
d'humanit n'est qu'une branche de notre amour-propre font bien de l'honneur
l'amour-propre. Qu'on appelle la raison et les remords comme on voudra, ils
existent, et ils sont les fondements de la loi naturelle.
EXORDE
O vous dont les
exploits, le rgne, et les ouvrages (Note
1)
Deviendront la leon des hros et des
sages,
Qui voyez d'un mme oeil les caprices du sort,
Le trne et la
cabane, et la vie et la mort;
Philosophe intrpide, affermissez mon me;
Couvrez-moi des rayons de cette pure flamme
Qu'allume la raison,
qu'teint le prjug.
Dans cette nuit d'erreur o le monde est plong,
Apportons, s'il se peut, une faible lumire.
Nos premiers entretiens,
notre tude premire,
Etaient, je m'en souviens, Horace avec Boileau.
Vous y cherchiez le vrai, vous y gotiez le beau;
Quelques traits chapps d'une utile morale
Dans leurs piquants crits
brillent par intervalle:
Mais Pope approfondit ce qu'ils ont effleur;
D'un esprit plus hardi, d'un pas plus assur,
Il porta le flambeau
dans l'abme de l'tre;
Et l'homme avec lui seul apprit se connatre.
L'art quelquefois frivole et quelquefois divin,
L'art des vers est,
dans Pope, utile au genre humain.
Que m'importe en effet que le flatteur
d'Octave,
Parasite discret, non moins qu'adroit esclave,
Du lit de sa
Glycre, ou de Ligurinus,
En prose mesure insulte Crispinus;
Que
Boileau, rpandant plus de sel que de grce,
Veuille outrager Quinault,
pense avilir le Tasse;
Qu'il peigne de Paris les tristes embarras,
Ou
dcrive en beaux vers un fort mauvais repas?
Il faut d'autres objets
votre intelligence.
De l'esprit qui
vous meut vous recherchez l'essence,
Son principe, sa fin, et surtout son
devoir.
Voyons sur ce grand point ce qu'on a pu savoir,
Ce que
l'erreur fait croire aux docteurs du vulgaire,
Et ce que vous inspire un
Dieu qui vous claire.
Dans le fond de nos coeurs il faut chercher ses
traits:
Si Dieu n'est pas dans nous, il n'exista jamais.
Ne
pouvons-nous trouver l'auteur de notre vie
Qu'au labyrinthe obscur de la
thologie?
Origne et Jean Scott sont chez vous sans crdit:
La nature
en sait plus qu'ils n'en ont jamais dit.
Ecartons ces romans qu'on appelle
systmes;
Et pour nous lever descendons dans nous-mmes.
PREMIERE PARTIE
Dieu a donn aux hommes les ides de la justice, et la conscience pour les
avertir, comme il leur a donn tout ce qui leur est ncessaire. C'est l cette
loi naturelle sur laquelle la religion est fonde; c'est le seul principe qu'on
dveloppe ici. L'on ne parle que de la loi naturelle, et non de la religion et
de ses augustes mystres.
Soit qu'un Etre
inconnu, par lui seul existant,
Ait tir depuis peu l'univers de nant;
Soit qu'il ait arrang la matire ternelle;
Qu'elle nage en son sein,
ou qu'il rgne loin d'elle (Note
2);
Que l'me, ce flambeau souvent si
tnbreux,
Ou soit un de nos sens ou subsiste sans eux;
Vous tes sous
la main de ce matre invisible.
Mais
du haut de son trne, obscur, inaccessible,
Quel hommage, quel culte
exige-t-il de vous?
De sa grandeur suprme indignement jaloux,
Des
louanges, des voeux, flattent-ils sa puissance?
Est-ce le peuple altier
conqurant de Byzance,
Le tranquille Chinois, le Tartare indompt,
Qui
connat son essence, et suit sa volont?
Diffrents dans leurs moeurs
ainsi qu'en leur hommage,
Ils lui font tenir tous un diffrent langage:
Tous se sont donc tromps. Mais dtournons les yeux
De cet impur amas
d'imposteurs odieux (Note
3);
Et, sans vouloir sonder d'un regard
tmraire
De la loi des chrtiens l'ineffable mystre,
Sans expliquer
en vain ce qui fut rvl,
Cherchons par la raison si Dieu n'a point
parl.
La nature a fourni d'une main
salutaire
Tout ce qui dans la vie l'homme est ncessaire,
Les
ressorts de son me, et l'instinct de ses sens.
Le ciel ses besoins
soumet les lments.
Dans les plis du cerveau la mmoire habitante
Y
peint de la nature une image vivante.
Chaque objet de ses sens prvient la
volont;
Le son dans son oreille est par l'air apport;
Sans efforts
et sans soins son oeil voit la lumire.
Sur son Dieu, sur sa fin, sur sa
cause premire,
L'homme est-il sans secours l'erreur attach?
Quoi!
le monde est visible, et Dieu serait cach?
Quoi! le plus grand besoin que
j'aie en ma misre
Est le seul qu'en effet je ne puis satisfaire?
Non;
le Dieu qui m'a fait ne m'a point fait en vain:
Sur le front des mortels
il mit son sceau divin.
Je ne puis ignorer ce qu'ordonna mon matre;
Il m'a donn sa loi puisqu'il m'a donn l'tre.
Sans doute il a pari;
mais c'est l'univers:
Il n'a point de l'Egypte habit les dserts;
Delphes, Dlos, Ammon, ne sont pas ses asiles;
Il ne se cacha point
aux antres des sibylles.
La morale uniforme en tout temps, en tout lieu,
A des sicles sans fin parle au nom de ce Dieu.
C'est la loi de
Trajan, de Socrate, et la vtre.
De ce culte ternel la nature est
l'aptre.
Le bon sens la reoit; et les remords vengeurs,
Ns de la
conscience, en sont les dfenseurs;
Leur redoutable voix partout se fait
entendre.
Pensez-vous en effet que ce
jeune Alexandre,
Aussi vaillant que vous, mais bien moins modr,
Teint du sang d'un ami trop inconsidr,
Ait pour se repentir consult
des augures?
Ils auraient dans leurs eaux lav ses mains impures;
Ils
auraient prix d'or absous bientt le roi.
Sans eux, de la nature il
couta la loi:
Honteux, dsespr d'un moment de furie,
Il se jugea
lui-mme indigne de la vie.
Cette loi souveraine, la Chine, au Japon,
Inspira Zoroastre, illumina Solon.
D'un bout du monde l'autre elle
parle, elle crie:
"Adore un Dieu, sois juste, et chris ta patrie."
Ainsi le froid Lapon crut un Etre ternel;
Il est de la justice un
instinct naturel,
Et le Ngre vendu sur un lointain rivage
Dans les
Ngres encore aima sa noire image.
Jamais un parricide, un calomniateur,
N'a dit tranquillement dans le fond de son coeur:
"Qu'il est beau,
qu'il est doux d'accabler l'innocence,
De dchirer le sein qui nous donna
naissance!
Dieu juste, Dieu parfait, que le crime a d'appas!"
Voil ce
qu'on dirait, mortels, n'en doutez pas,
S'il n'tait une loi terrible,
universelle,
Que respecte le crime en s'levant contre elle.
Est-ce
nous qui crons ces profonds sentiments?
Avons-nous fait notre me?
avons-nous fait nos sens?
L'or qui nat au Prou, l'or qui nat la
Chine,
Ont la mme nature et la mme origine:
L'artisan les faonne,
et ne peut les former.
Ainsi l'Etre ternel qui nous daigne animer
Jeta dans tous les coeurs une mme semence.
Le ciel fit la vertu;
l'homme en fit l'apparence.
Il peut la revtir d'imposture et d'erreur,
Il ne peut la changer; son juge est dans son coeur.
DEUXIEME PARTIE
Rponses aux objections contre les principes d'une morale universelle.
Preuve de cette vrit.
J'entends avec
Cardan Spinoza qui murmure:
"Ces remords, me dit-il, ces cris de la
nature,
Ne sont que l'habitude, et les illusions
Qu'un besoin mutuel
inspire aux nations."
Raisonneur
malheureux, ennemi de toi-mme,
D'o nous vient ce besoin? Pourquoi l'Etre
suprme
Mit-il dans notre coeur, l'intrt port,
Un instinct qui
nous lie la socit?
Les lois que nous faisons, fragiles, inconstantes,
Ouvrages d'un moment, sont partout diffrentes.
Jacob chez les Hbreux
put pouser deux soeurs;
David, sans offenser la dcence et les moeurs,
Flatta de cent beauts la tendresse importune;
Le pape au Vatican n'en
peut possder une.
L, le pre son gr choisit son successeur;
Ici,
l'heureux an de tout est possesseur.
Un Polaque moustache, la
dmarche altire,
Peut arrter d'un mot sa rpublique entire;
L'empereur ne peut rien sans ses chers lecteurs.
L'Anglais a du
crdit, le pape a des honneurs.
Usages, intrts, cultes, lois, tout
diffre.
Qu'on soit juste, il suffit; le reste est arbitraire (Note
4).
Mais
tandis qu'on admire et ce juste et ce beau,
Londres immole son roi par la
main d'un bourreau;
Du pape Borgia le btard sanguinaire
Dans les bras
de sa soeur assassine son frre;
L, le froid Hollandais devient
imptueux,
Il dchire en morceaux deux frres vertueux;
Plus loin la
Brinvilliers, dvote avec tendresse,
Empoisonne son pre en courant
confesse;
Sous le fer du mchant le juste est abattu.
Eh bien!
conclurez-vous qu'il n'est point de vertu?
Quand des vents du midi les
funestes haleines
De semences de mort ont inond nos plaines,
Direz-vous que jamais le ciel en son courroux
Ne laissa la sant
sjourner parmi nous?
Tous les divers flaux dont le poids nous accable,
Du choc des lments effet invitable,
Des biens que nous gotons
corrompent la douceur;
Mais tout est passager, le crime et le malheur:
De nos dsirs fougueux la tempte fatale
Laisse au fond de nos coeurs
la rgle et la morale.
C'est une source pure: en vain dans ses canaux
Les vents contagieux en ont troubl les eaux;
En vain sur sa surface
une fange trangre
Apporte en bouillonnant un limon qui l'altre;
L'homme le plus injuste et le moins polic
S'y contemple aisment
quand l'orage est pass.
Tous ont reu du ciel avec l'intelligence
Ce
frein de la justice et de la conscience.
De la raison naissante elle est
le premier fruit;
Ds qu'on la peut entendre, aussitt elle instruit:
Contrepoids toujours prompt rendre l'quilibre
Au coeur plein de
dsirs, asservi, mais n libre;
Arme que la nature a mise en notre main,
Qui combat l'intrt par l'amour du prochain.
De Socrate, en un mot,
c'est l l'heureux gnie;
C'est l ce dieu secret qui dirigeait sa vie,
Ce dieu qui jusqu'au bout prsidait son sort
Quand il but sans plir
la coupe de la mort.
Quoi! cet esprit divin n'est-il que pour Socrate?
Tout mortel a le sien, qui jamais ne le flatte.
Nron, cinq ans
entiers, fut soumis ses lois;
Cinq ans, des corrupteurs il repoussa la
voix.
Marc Aurle, appuy sur la philosophie,
Porta ce joug heureux
tout le temps de sa vie.
Julien, s'garant dans sa religion,
Infidle
la loi, fidle la raison,
Scandale de l'Eglise, et des rois le modle,
Ne s'carta jamais de la loi naturelle.
On insiste, on me dit: " L'enfant dans
son berceau
N'est point illumin par ce divin flambeau;
C'est
l'ducation qui forme ses penses;
Par l'exemple d'autrui ses moeurs lui
sont traces;
Il n'a rien dans l'esprit, il n'a rien dans le coeur;
De
ce qui l'environne il n'est qu'imitateur;
Il rpte les noms de devoir, de
justice;
Il agit en machine; et c'est par sa nourrice
Qu'il est juif
ou paen, fidle ou musulman,
Vtu d'un justaucorps, ou bien d'un
doliman."
Oui, de l'exemple en nous je
sais quel est l'empire.
Il est des sentiments que l'habitude inspire.
Le langage, la mode et les opinions,
Tous les dehors de l'me, et ses
prventions,
Dans nos faibles esprits sont gravs par nos pres,
Du
cachet des mortels impressions lgres.
Mais les premiers ressorts sont
faits d'une autre main:
Leur pouvoir est constant, leur principe est
divin.
Il faut que l'enfant croisse, afin qu'il les exerce;
Il ne les
connat pas sous la main qui le berce.
Le moineau, dans l'instant qu'il a
reu le jour,
Sans plumes dans son nid, peut-il sentir l'amour?
Le
renard en naissant va-t-il chercher sa proie?
Les insectes changeants qui
nous filent la soie,
Les essaims bourdonnants de ces filles du ciel
Qui ptrissent la cire et composent le miel,
Sitt qu'ils sont clos
forment-ils leur ouvrage?
Tout mrit par le temps, et s'accrot par
l'usage.
Chaque tre a son objet, et dans l'instant marqu
Il marche
vers le but par le ciel indiqu.
De ce but, il est vrai, s'cartent nos
caprices;
Le juste quelquefois commet des injustices;
On fuit le bien
qu'on aime, on hait le mal qu'on fait:
De soi-mme en tout temps quel
coeur est satisfait?
L'homme, on nous
l'a tant dit, est une nigme obscure:
Mais en quoi l'est-il plus que toute
la nature?
Avez-vous pntr, philosophes nouveaux,
Cet instinct sr
et prompt qui sert les animaux?
Dans son germe impalpable avez-vous pu
connatre
L'herbe qu'on foule aux pieds, et qui meurt pour renatre?
Sur ce vaste univers un grand voile est jet;
Mais, dans les
profondeurs de cette obscurit,
Si la raison nous luit, qu'avons-nous
nous plaindre?
Nous n'avons qu'un flambeau, gardons-nous de l'teindre.
Quand de l'immensit Dieu peupla les
dserts,
Alluma des soleils, et souleva des mers:
"Demeurez, leur
dit-il, dans vos bornes prescrites."
Tous les mondes naissants connurent
leurs limites.
Il imposa des lois Saturne, Vnus,
Aux seize orbes
divers dans nos cieux contenus,
Aux lments unis dans leur utile guerre,
A la course des vents, aux flches du tonnerre,
A l'animal qui pense,
et n pour l'adorer,
Au ver qui nous attend, n pour nous dvorer.
Aurons-nous bien l'audace, en nos faibles cervelles,
D'ajouter nos
dcrets (Note
5) ces lois immortelles?
Hlas! serait-ce
nous, fantmes d'un moment,
Dont l'tre imperceptible est voisin du nant,
De nous mettre ct du matre du tonnerre,
Et de donner en dieux des
ordres la terre?
TROISIEME PARTIE
Que les hommes, ayant pour la plupart dfigur, par les opinions qui les
divisent, le principe de la religion naturelle qui les unit, doivent se
supporter les uns les autres.
L'univers est un
temple o sige l'Eternel.
L chaque homme (Note
6) son gr veut btir un autel.
Chacun
vante sa foi, ses saints et ses miracles,
Le sang de ses martyrs, la voix
de ses oracles.
L'un pense, en se lavant cinq ou six fois par jour,
Que le ciel voit ses bains d'un regard plein d'amour,
Et qu'avec un
prpuce on ne saurait lui plaire;
L'autre a du dieu Brama dsarm la
colre,
Et, pour s'tre abstenu de manger du lapin,
Voit le ciel
entrouvert, et des plaisirs sans fin.
Tous traitent leurs voisins d'impurs
et d'infidles:
Des chrtiens diviss les infmes querelles
Ont, au
nom du Seigneur, apport plus de maux,
Rpandu plus de sang, creus plus
de tombeaux,
Que le prtexte vain d'une utile balance
N'a dsol
jamais l'Allemagne et la France.
Un
doux inquisiteur, un crucifix en main,
Au feu, par charit, fait jeter son
prochain,
Et, pleurant avec lui d'une fin si tragique,
Prend, pour
s'en consoler, son argent qu'il s'applique;
Tandis que, de la grce ardent
se toucher,
Le peuple, en louant Dieu, danse autour du bcher.
On
vit plus d'une fois, dans une sainte ivresse,
Plus d'un bon catholique, au
sortir de la messe,
Courant sur son voisin pour l'honneur de la foi,
Lui crier: "Meurs, impie, ou pense comme moi."
Calvin et ses suppts,
guetts par la justice,
Dans Paris, en peinture, allrent au supplice.
Servet fut en personne immol par Calvin.
Si Servet dans Genve et
t souverain,
Il et, pour argument contre ses adversaires,
Fait
serrer d'un lacet le cou des trinitaires.
Ainsi d'Arminius les ennemis
nouveaux
En Flandre taient martyrs, en Hollande bourreaux.
D'o vient que, deux cents ans, cette
pieuse rage
De nos aeux grossiers fut l'horrible partage?
C'est que
de la nature on touffa la voix;
C'est qu' sa loi sacre on ajouta des
lois;
C'est que l'homme, amoureux de son sot esclavage,
Fit, dans ses
prjugs, Dieu mme son image.
Nous l'avons fait injuste, emport, vain,
jaloux,
Sducteur, inconstant, barbare comme nous.
Enfin, grce en nos jours la
philosophie,
Qui de l'Europe au moins claire une partie,
Les mortels,
plus instruits, en sont moins inhumains;
Le fer est mouss, les bchers
sont teints.
Mais si le fanatisme tait encor le matre,
Que ces feux
touffs seraient prompts renatre!
On s'est fait, il est vrai, le
gnreux effort
D'envoyer moins souvent ses frres la mort;
On brle
moins d'Hbreux dans les murs de Lisbonne (Note
7);
Et mme le mouphti, qui rarement
raisonne,
Ne dit plus aux chrtiens que le sultan soumet:
"Renonce au
vin, barbare, et crois Mahomet."
Mais du beau nom de chien ce mouphti
nous honore;
Dans le fond des enfers il nous envoie encore.
Nous le
lui rendons bien: nous damnons la fois
Le peuple circoncis, vainqueur de
tant de rois,
Londres, Berlin, Stockholm et Genve: et vous-mme
Vous
tes, grand roi, compris dans l'anathme.
En vain, par des bienfaits
signalant vos beaux jours,
A 1'humaine raison vous donnez des secours,
Aux beaux-arts des palais, aux pauvres des asiles,
Vous peuplez les
dserts, vous les rendez fertiles;
De fort savants esprits jurent sur leur
salut
Que vous tes sur terre un fils de Belzbut (Note
8).
Les
vertus des paens taient, dit-on, des crimes.
Rigueur impitoyable!
odieuses maximes!
Gazetier clandestin dont la plate cret
Damne le
genre humain de pleine autorit,
Tu vois d'un oeil ravi les mortels, tes
semblables,
Ptris des mains de Dieu pour le plaisir des diables.
N'es-tu pas satisfait de condamner au feu
Nos meilleurs citoyens,
Montaigne et Montesquieu?
Penses-tu que Socrate et le juste Aristide,
Solon, qui fut des Grecs et l'exemple et le guide;
Penses-tu que
Trajan, Marc Aurle, Titus,
Noms chris, noms sacrs, que tu n'as jamais
lus,
Aux fureurs des dmons sont livrs en partage
Par le Dieu
bienfaisant dont ils taient l'image;
Et que tu seras, toi, de rayons
couronn,
D'un choeur de chrubins au ciel environn,
Pour avoir
quelque temps, charg d'une besace,
Dormi dans l'ignorance et croupi dans
la crasse?
Sois sauv, j'y consens; mais l'immortel Newton,
Mais le
savant Leibnitz, et le sage Addison,
Et ce Locke, en un mot, dont la main
courageuse
A de l'esprit humain pos la borne heureuse;
Ces esprits
qui semblaient de Dieu mme clairs,
Dans des feux ternels seront-ils
dvors?
Porte un arrt plus doux, prends un ton plus modeste,
Ami; ne
prviens point le jugement cleste;
Respecte ces mortels, pardonne leur
vertu:
Ils ne t'ont point damn, pourquoi les damnes-tu?
A la religion
discrtement fidle,
Sois doux, compatissant, sage, indulgent, comme elle;
Et sans noyer autrui songe gagner le port:
La clmence a raison, et
la colre a tort.
Dans nos jours passagers de peines, de misres,
Enfants du mme Dieu, vivons au moins en frres;
Aidons-nous l'un et
l'autre porter nos fardeaux;
Nous marchons tous courbs sous le poids de
nos maux;
Mille ennemis cruels assigent notre vie,
Toujours par nous
maudite, et toujours si chrie;
Notre coeur gar, sans guide et sans
appui,
Est brl de dsirs, ou glac par l'ennui;
Nul de nous n'a vcu
sans connatre les larmes.
De la socit les secourables charmes
Consolent nos douleurs, au moins quelques instants:
Remde encor trop
faible des maux si constants.
Ah! n'empoisonnons pas la douceur qui nous
reste.
Je crois voir des forats dans un cachot funeste,
Se pouvant
secourir, l'un sur l'autre acharns,
Combattre avec les fers dont ils sont
enchans.
QUATRIEME PARTIE
C'est au gouvernement calmer les malheureuses disputes de l'cole qui
troublent la socit.
Oui, je l'entends
souvent de votre bouche auguste,
Le premier des devoirs, sans doute, est
d'tre juste;
Et le premier des biens est la paix de nos coeurs.
Comment avez-vous pu, parmi tant de docteurs,
Parmi ces diffrends que
la dispute enfante,
Maintenir dans l'Etat une paix si constante?
D'o
vient que les enfants de Calvin, de Luther,
Qu'on croit, del les monts,
btards de Lucifer,
Le Grec et le Romain, l'empes quitiste,
Le
quaker au grand chapeau, le simple anabaptiste,
Qui jamais dans leur loi
n'ont pu se runir,
Sont tous, sans disputer, d'accord pour vous bnir?
C'est que vous tes sage, et que vous tes matre.
Si le dernier
Valois, hlas! avait su l'tre,
Jamais un jacobin, guid par son prieur
De Judith et d'Aod fervent imitateur,
N'et tent dans Saint-Cloud sa
funeste entreprise:
Mais Valois aiguisa le poignard de l'Eglise (Note
9),
Ce poignard qui bientt gorgea dans
Paris,
Aux yeux de ses sujets, le plus grand des Henris.
Voil le
fruit affreux des pieuses querelles:
Toutes les factions la fin sont
cruelles;
Pour peu qu'on les soutienne, on les voit tout oser:
Pour
les anantir il les faut mpriser.
Qui conduit des soldats peut gouverner
des prtres.
Un roi dont la grandeur clipsa ses anctres
Crut
pourtant, sur la foi d'un confesseur normand,
Jansnius craindre, et
Quesnel important;
Du sceau de sa grandeur il chargea leurs sottises.
De la dispute alors cent cabales prises,
Cent bavards en fourrure,
avocats, bacheliers,
Colporteurs, capucins, jsuites, cordeliers,
Troublrent tout l'Etat par leurs doctes scrupules:
Le rgent, plus
sens, les rendit ridicules (Note
10);
Dans la poussire alors on les vit tous
rentrer.
L'oeil du matre suffit, il
peut tout oprer.
L'heureux cultivateur des prsents de Pomone,
Des
filles du printemps, des trsors de l'automne,
Matre de son terrain,
mnage aux arbrisseaux
Les secours du soleil, de la terre et des eaux;
Par de lgers appuis soutient leurs bras dbiles,
Arrache impunment
les plantes inutiles,
Et des arbres touffus dans son clos renferms
Emonde les rameaux de la sve affams;
Son docile terrain rpond sa
culture:
Ministre industrieux des lois de la nature,
Il n'est pas
travers dans ses heureux desseins;
Un arbre qu'avec peine il planta de
ses mains
Ne prtend pas le droit de se rendre strile,
Et, du sol
puis tirant un suc utile,
Ne va pas refuser son matre afflig
Une
part de ses fruits dont il est trop charg;
Un jardinier voisin n'eut
jamais la puissance
De diriger des dieux la maligne influence,
De
maudire ses fruits pendants aux espaliers,
Et de scher d'un mot sa vigne
et ses figuiers.
Malheur aux nations dont les lois opposes
Embrouillent de l'Etat les rnes divises!
Le snat des Romains, ce
conseil de vainqueurs,
Prsidait aux autels, et gouvernait les moeurs,
Restreignait sagement le nombre des vestales,
D'un peuple extravagant
rglait les bacchanales.
Marc Aurle et Trajan mlaient, au Champ de Mars,
Le bonnet de pontife au bandeau des Csars;
L'univers, reposant sous
leur heureux gnie,
Des guerres de l'cole ignora la manie:
Ces grands
lgislateurs, d'un saint zle enivrs,
Ne combattirent point pour leurs
poulets sacrs.
Rome, encore aujourd'hui conservant ces maximes
Joint
le trne l'autel par des noeuds lgitimes;
Ses citoyens en paix,
sagement gouverns,
Ne sont plus conqurants, et sont plus fortuns.
Je ne demande pas que dans sa capitale
Un roi, portant en main la
crosse piscopale,
Au sortir du conseil allant en mission,
Donne au
peuple contrit sa bndiction;
Toute glise a ses lois, tout peuple a son
usage:
Mais je prtends qu'un roi, que son devoir engage
A maintenir
la paix, l'ordre, la sret,
Ait sur tous ses sujets gale autorit (Note
11).
Ils sont tous ses enfants; cette
famille immense
Dans ses soins paternels a mis sa confiance.
Le
marchand, l'ouvrier, le prtre, le soldat,
Sont tous galement les membres
de l'Etat.
De la religion l'appareil ncessaire
Confond aux yeux de
Dieu le grand et le vulgaire;
Et les civiles lois, par un autre lien,
Ont confondu le prtre avec le citoyen.
La loi dans tout Etat doit
tre universelle:
Les mortels, quels qu'ils soient, sont gaux devant
elle.
Je n'en dirai pas plus sur ces points dlicats.
Le ciel ne m'a
point fait pour rgir les Etats,
Pour conseiller les rois, pour enseigner
les sages;
Mais, du port o je suis contemplant les orages,
Dans cette
heureuse paix o je finis mes jours,
Eclair par vous-mme, et plein de
vos discours,
De vos nobles leons salutaire interprte,
Mon esprit
suit le vtre, et ma voix vous rpte.
Que conclure la fin de tous mes
longs propos?
C'est que les prjugs sont la raison des sots;
Il ne
faut pas pour eux se dclarer la guerre:
Le vrai nous vient du ciel,
l'erreur vient de la terre;
Et, parmi les chardons qu'on ne peut arracher,
Dans les sentiers secrets le sage doit marcher.
La paix enfin, la
paix, que l'on trouble et qu'on aime,
Est d'un prix aussi grand que la
vrit mme.
PRIERE
O Dieu qu'on
mconnat, Dieu que tout annonce,
Entends les derniers mots que ma
bouche prononce;
Si je me suis tromp, c'est en cherchant ta loi.
Mon
coeur peut s'garer, mais il est plein de toi.
Je vois sans m'alarmer
l'ternit paratre;
Et je ne puis penser qu'un Dieu qui m'a fait natre,
Qu'un Dieu qui sur mes jours versa tant de bienfaits,
Quand mes jours
sont teints me tourmente jamais.
NOTES DE VOLTAIRE
Note
1
Nous savons que ce pome, qu'on regarde
comme l'un des meilleurs ouvrages de notre auteur, fut fait vers l'an 1751, chez
Mme la margrave de Bayreuth, sur du roi de Prusse. Je ne sais quels pdants
eurent depuis l'atrocit imbcile de le condamner.
Ces vils tyrans de l'esprit, qui avaient
alors trop de crdit, ont t punis depuis de toutes leurs insolences.
Note
2
Dieu tant un tre infini, sa nature a d
tre inconnue tous les hommes. Comme cet ouvrage est tout philosophique, il a
fallu rapporter les sentiments des philosophes. Tous les anciens, sans
exception, ont cru l'ternit de la matire; c'est presque le seul point sur
lequel ils convenaient. La plupart prtendaient que les dieux avaient arrang le
monde; nul ne croyait que Dieu l'et tir du nant. Ils disaient que
l'intelligence cleste avait, par sa propre nature, le pouvoir de disposer de la
matire, et que la matire existait par sa propre nature.
Selon presque tous les philosophes et
les potes, les grands dieux habitaient loin de la terre. L'me de l'homme,
selon plusieurs, tait un feu cleste; selon d'autres, une harmonie rsultante
de ses organes; les uns en faisaient une partie de la Divinit, divinae
particulam aurae les autres, une matire pure, une quintessence; les plus
sages, un tre immatriel: mais, quelque secte qu'ils aient embrasse, tous,
hors les picuriens, ont reconnu que l'homme est entirement soumis la
divinit.
Note
3
Il faut distinguer Confutze, qui s'en
est tenu la religion naturelle, et qui a fait tout ce qu'on peut faire sans
rvlation.
Note
4
Il est vident que cet arbitraire
ne regarde que les choses d'institution, les lois civiles, la discipline, qui
changent tous les jours selon le besoin.
Note
5
On ne doit entendre par ce mot
dcrets que les opinions passagres des hommes, qui veulent donner leurs
sentiments particuliers pour des lois gnrales.
Note
6
Chaque homme signifie clairement
chaque particulier qui veut s'riger en lgislateur; et il n'est ici question
que des cultes trangers, comme on l'a dclar au commencement de la premire
partie.
Note
7
On ne pouvait prvoir que les flammes
dtruiraient une partie de cette ville malheureuse, dans laquelle on alluma trop
souvent des bchers.
Note
8
On respecte cette maxime: "Hors de
l'Eglise point de salut"; mais tous les hommes senss trouvent ridicule et
abominable que des particuliers osent employer cette sentence gnrale et
comminatoire contre des hommes qui sont leurs suprieurs et leurs matres en
tout genre; les hommes raisonnables n'en usent point ainsi. L'archevque
Tillotson aurait-il jamais crit l'archevque Fnelon: "Vous tes damn"? et
un roi de Portugal crirait-il un roi d'Angleterre qui lui envoie des secours:
"Mon frre, vous irez tous les diables"? La dnonciation des peines ternelles
ceux qui ne pensent pas comme nous est une arme ancienne qu'on laisse sagement
dans l'arsenal, et dont il n'est permis aucun particulier de se servir.
Note
9
Il ne faut pas entendre par ce mot
l'Eglise catholique, mais le poignard d'un ecclsiastique, le fanatisme
abominable de quelques gens d'glise de ces temps-l, dtest par l'Eglise de
tous les temps.
Note
10
Ce ridicule, si universellement senti par
toutes les nations, tombe sur les grandes intrigues pour de petites choses, sur
la haine acharne de deux partis qui n'ont jamais pu s'entendre, sur plus de
quatre mille volumes imprims.
Note
11
Ce n'est pas dire que chaque ordre de
l'Etat n'ait ses distinctions, ses privilges indispensablement attachs ses
fonctions. Ils jouissent de ces privilges dans tout le pays; mais la loi
gnrale lie galement tout le monde.
Avec notre sincre reconnaissance envers
Charles-Ferdinand Wirz, Conservateur de l'Institut et Muse
Voltaire et Secrtaire de la Socit Jean-Jacques Rousseau, pour son
aide dans la recherche de documents.
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