Textes philosophiques

Simone Weil     capitalisme et spculation financire

     Il s'agit non plus tant de bien organiser le travail que d'arracher la plus grande part possible de capital disponible pars dans la socit en coulant des actions, et d'arracher ensuite la plus grande quantit possible d'argent dispers de toutes parts en coulant des produits ; tout se joue dans le domaine de l'opinion et presque de la fiction, coups de spculation et de publicit. Le crdit tant la cl de tout succs conomique, l'pargne est remplace par les dpenses les plus folles. Il s'agit dans la lutte pour la puissance conomique bien moins de construire que de conqurir ; et comme la conqute est destructrice, le systme capitaliste, demeur pourtant en apparence peu prs le mme qu'il y a cinquante ans, s'oriente tout entier vers la destruction. Les moyens de la lutte conomique, publicit, luxe, corruption, investissements formidables reposant presque entirement sur le crdit, coulement de produits inutiles par des procds presque violents, spculations destines ruiner les entreprises rivales, tendent saper les bases de toute vie conomique bien plutt qu' les largir. Deux phnomnes connexes commencent apparatre clairement et faire peser sur la vie de chacun une menace tragique ; savoir d'une part le fait que l'Etat tend de plus en plus, et avec une extraordinaire rapidit, devenir le centre de la vie conomique et sociale, et d'autre part la subordination de l'conomique au militaire. Il est assez naturel que le caractre de plus en plus bureaucratique de l'activit conomique favorise les progrs de la puissance de l'Etat, lequel est l'organisation bureaucratique par excellence. Ds lors que la lutte pour la puissance s'opre par la conqute et la destruction, autrement dit par une guerre conomique diffuse, il n'est pas tonnant que la guerre proprement dite vienne au premier plan.

Oppression et libert, Gallimard, 1955, p.150

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