Textes philosophiques

Simone Weil    idal rpublicain et contrat social


   

     Notre idal rpublicain procde entirement de la notion de volont gnrale due Rousseau. Mais le sens de la notion a t perdu presque tout de suite, parce qu'elle est complexe et demande un degr d'attention lev.

     Quelques chapitres mis part, peu de livres sont beaux, forts, lucides et clairs comme Le Contrat Social. On dit que peu de livres ont eu autant d'influence. Mais en fait tout s'est pass et se passe encore comme s'il n'avait jamais t lu.

      Rousseau partait de deux vidences. L'une, que la raison discerne et choisit la justice et l'utilit innocente, et que tout crime a pour mobile la passion. L'autre, que la raison est identique chez tous les hommes, au lieu que les passions, le plus souvent, diffrent. Par suite si, sur un problme gnral, chacun rflchit tout seul et exprime une opinion, et si ensuite les opinions sont compares entre elles, probablement elles concideront par la partie juste et raisonnable de chacune et diffreront par les injustices et les erreurs.

      C'est uniquement en vertu d'un raisonnement de ce genre qu'on admet que le consensus universel indique la vrit.

      La vrit est une. La justice est une. Les erreurs, les injustices sont indfiniment variables. Ainsi les hommes convergent dans le juste et le vrai, au lieu que le mensonge et le crime les font indfiniment diverger. L'union tant une force matrielle, on peut esprer trouver l une ressource pour rendre ici-bas la vrit et la justice matriellement plus fortes que le crime et l'erreur.

      Il y faut un mcanisme convenable. Si la dmocratie constitue un tel mcanisme, elle est bonne. Autrement non.

      Un vouloir injuste commun toute la nation n'tait aucunement suprieur aux yeux de Rousseau - et il tait dans le vrai - au vouloir injuste d'un homme.

      Rousseau pensait seulement que le plus souvent un vouloir commun tout un peuple est en fait conforme la justice, par la neutralisation mutuelle et la compensation des passions particulires. C'tait l pour lui l'unique motif de prfrer le vouloir du peuple un vouloir particulier.

      C'est ainsi qu'une certaine masse d'eau, quoique compose de particules qui se meuvent et se heurtent sans cesse, est dans un quilibre et un repos parfaits. Elle renvoie aux objets leurs images avec une vrit irrprochable. Elle indique parfaitement le plan horizontal. Elle dit sans erreur la densit des objets quon y plonge.

      Si des individus passionns, enclins par la passion au crime et au mensonge, se composent de la mme manire en un peuple vridique et juste, alors il est bon que le peuple soit souverain. Une constitution dmocratique est bonne si d'abord elle accomplit dans le peuple cet tat d'quilibre, et si ensuite seulement elle fait en sorte . que les vouloirs du peuple soient excuts.

      Le vritable esprit de 1789 consiste penser, non pas qu'une chose est juste parce que le peuple la veut, mais qu' certaines conditions le vouloir du peuple a plus de chances qu'aucun autre vouloir d'tre conforme la justice.

      Il y a plusieurs conditions indispensables pour pour voir appliquer la notion de volont gnrale. Deux doivent particulirement retenir l'attention,

      L'une est qu'au moment o le peuple prend conscience d'un de ses vouloirs et l'exprime, il n'y ait aucune espce de passion collective.

      Il est tout fait vident que le raisonnement de Rousseau tombe ds qu'il y a passion collective. Rousseau le savait bien. La passion collective est une impulsion de crime et de mensonge infiniment plus puissante qu'aucune passion individuelle. Les impulsions mauvaises, en ce cas, loin de se neutraliser, se portent mutuellement la millime puissance. La pression est presque irrsistible, sinon pour les saints authentiques.

      Une eau mise en mouvement par un courant violent, imptueux, ne reflte plus les objets, n'a plus une surface horizontale, n'indique plus les densits. Et il importe trs peu qu'elle soit mue par un seul courant ou par cinq ou six courants qui se heurtent et font des remous. Elle est galement trouble dans les deux cas.

      Si une seule passion collective saisit tout un pays, le pays entier est unanime dans le crime. Si deux ou quatre ou cinq ou dix passions collectives le partagent, il est divis en plusieurs bandes de criminels. Les passions divergentes ne se neutralisent pas, comme c'est le cas pour une poussire de passions individuelles fondues dans une masse ; le nombre est bien trop petit, la force de chacune est bien trop grande, pour qu'il puisse y avoir neutralisation. La lutte les exaspre. Elles se heurtent avec un bruit vraiment infernal, et qui rend impossible d'entendre mme une seconde la voix de la justice et de la vrit, toujours presque imperceptible.

      Quand il y a passion collective dans un pays, il y a probabilit pour que n'importe quelle volont particulire soit plus proche de la justice et de la raison que la volont gnrale, ou plutt que ce qui en constitue la caricature.

      La seconde condition est que le peuple ait exprimer son vouloir l'gard des problmes de la vie publique, et non pas faire seulement un choix de personnes. Encore moins un choix de collectivits irresponsables. Car la volont gnrale est sans aucune relation avec un tel choix.

      S'il y a eu en 1789 une certaine expression de la volont gnrale, bien qu'on et adopt le systme reprsentatif faute de savoir en imaginer un autre, c'est qu'il y avait eu bien autre chose que des lections. Tout ce qu'il y avait de vivant travers tout le pays - et le pays dbordait alors de vie - avait cherch exprimer une pense par l'organe des cahiers de revendications. Les reprsentants s'taient en grande partie fait connatre au cours de cette coopration dans la pense; ils en gardaient la chaleur; ils sentaient le pays attentif a leurs paroles, jaloux de surveiller - si elles traduisaient exactement ses aspirations. Pendant quelque temps - peu de temps - ils furent vraiment de simples organes d'expression pour la pense publique.

 Pareille chose, ne se produisit jamais plus.

     Le seul nonc de ces deux conditions montre que nous n'avons jamais rien connu qui ressemble mme de loin une dmocratie. Dans ce que nous nommons de ce nom, jamais le peuple n'a l'occasion ni le moyen d'exprimer un avis sur aucun problme de la vie publique; et tout ce qui chappe aux intrts particuliers est livr aux passions collectives, lesquelles sont systmatiquement, officiellement encourages.

crits de Londres et dernires lettres, Paris, Gallimard, Coll. Espoir, 1957, p. 128-131.


 


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