f Joseph Kenny OP: LA PHILOSOPHIE DU MONDE MUSULMAN, Ch. 1

LA PHILOSOPHIE
DU MONDE MUSULMAN
AUTEURS ET THMES PRINCIPAUX


INTRODUCTION
CHAPITRE I RSUM HISTORIQUE
CHAPITRE II DIEU ET LE MONDE
CHAPITRE III      LA CAUSALITE SECONDAIRE OU LE DETERMINISME
CHAPITRE IV L'AME HUMAINE
CHAPITRE V LA VOIE VERS LA BEATITUDE
CHAPITRE VI LA FOI ET LA RAISON
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE GENERALE
BIBLIOGRAPHIE DETAILE DES OEUVRES DE CHAQUE PHILOSOPHE



INTRODUCTION

On ne peut comprendre l'histoire de la philosophie occidentale sans tenir compte de la transmission de la philosophie grecque l'Europe au Moyen-Age, travers le monde arabo-musulman. Ce qui aurait pu ne constituer qu'un "passage" dans l'histoire gnrale de la philosophie prsente au contraire un intrt particulier et mrite une tude spciale.

Dans le monde arabo-musulman, la philosophie consistait certes dans la dcouverte d'un patrimoine ancien, mais elle reprsentait aussi un dveloppement original. comme rflexion sur des questions touchant la religion islamique, ses conclusions avaient des consquences srieuses sur la religion, l'individu, et la socit. De telles questions continuent agiter le monde contemporain, et il vaut la peine de les tudier dans un autre contexte historique et culturel.

Le sujet d'un livre sur la philosophie arabe est difficile prciser. En ce temps-l, la philosophie complrenait toutes les sciences. Ici, nous nous contenterons de choisir certains thmes principaux concernant la destine de l'homme et la religion, tels que l'existence de Dieu, la libert de l'homme devant la toute-puissance de Dieu (avec la problme du mal), l'immortalit de l'me humaine, et les rapports entre la philosophie et la Rvlation.

L'expression "Le monde arabo-musulman" ne doit pas se prendre dans un sens trop troit. Certains de ses plus grands philosophes ne furent pas arabes ou ne furent pas musulmans. Il y avait des persans, des juifs et des chrtiens, sans oublier les averrostes latins. Tous partageaient le mme climat intellectuel et dbattaient les mmes questions avec les mmes outils philosophiques.

En ce qui concerne les philosophes musulmans, il faut noter qu'une grtand partie de leurs ouvrages a t publie au cours des trente dernires annes. Cela permet et exige un bilan qui n'tait gure possible auparavant.

Ce livre se prsente comme une tude des principaux thmes traits par ces philosophes. Il prsuppose une connaissance gnrale de l'histoire de la philosophie et une familiarit avec les notions fondamentales de la philosophie aristotlicienne et du no-platonisme.

Ce n'est qu'un rsum historique et l'analyse de cinq thmes principaux. Nous voudrions simplement prsenter une vue d'ensemble dstine un cours de philosophie arabe, dans le cadre d'un programme gnral d'tude de la philosophie. Nous esprons qu'il sera facilement comprhensible et en rapport avec nos problmes actuels.

CHAPITRE I
RSUM HISTORIQUE


1.1 Les fondements de la mentalit islamique

1.1.1 L'poque des califes mdinois (1)

A sa mort, Muḥammad n'avait laiss aucune instruction concernant sa succession. Runis d'urgence, les notables de la communaut musulmane ne pouvaient se mettre d'accord sur le nom du successeur du Prophte. Mais quand `Umar se leva et prit les mains d'Abū-Bakr, tout le monde le suivit. Ce n'tait qu'un compromis, Abū-Bakr tant un vieillard (632-634).

Sa premire tâche fut d'envoyer son gnral, Khālid ibn-al-Walīd, forcer les arabes nomades accepter son autorit, car ils ne reconnaissaient que Muḥammad. Rassembls en dans une seule Umma, ne pouvant plus se combattre musulmans contre musulmans, ils dirigrent leur attention vers les pays du nord diviss entre les super-puissances du monde d'alors: l'empire byzantin et l'empire perse.

Sous la direction de `Umar (634-644), l'Umma musulmane connut un vritable afflux de butin. Les soldats arabes, inspirs par une foi ferme dans les promesses de l'au-del et ne craignant pas la mort, couvrirent les territoires byzantins affaiblis par les guerres avec la Perse: la Syrie et la Palestine, l'Egypte et l'Iraq, et tout l'empire Perse. Ces victoires et leurs rcompenses terrestres poussaient les rticents et les hommes la foi vacillante se joindre l'arme. Toutefois la chance ne dura pas et les occasions de faire fortune devaient bientt disparatre.

Sous le gouvernement de `Uthman (644-656), survint une dpression conomique. Dans les casernes des troupes d'occupation, en Egypte et ailleurs, on commena se plaindre. On en rendait `Uthmān responsable et on lui demanda de dmissionner, ce qu'il refusa. Il fut assassign et on mit `Alī (656-661) sa place. Mu`āwiya, gouverneur de Damas et parent de `Uthmān, refusa de reconnatre `Alī. Ce fut la guerre civile, avec des batailles, des trves et des ngociations. Enfin Mu`āwiya fut vainqueur et fonda la dynastie des Umayyades qui dura presque un sicle.

1.1.2 L'poque umayyade

"Pendant la vie de Muḥammad", dit W.M. Watt, "un vnement trs radical s'est produit parmi les arabes consistant dans le fait que tout le monde, mme ceux qui s'opposaient au rgime et l'ordre islamique ne pouvait penser ou s'exprimer que dans les catgories qur'āniques." (2)

Mme pendant le rgime d'Abū-Bakr les apostats durent se prsenter comme des prophtes, en produisant des rvlations analogues celles du Qur'ān. Pendant l'poque umayyade, il y eut beaucoup de rebelles, mais tous devaient se prsenter comme des musulmans plus authentiques que leurs adversaires.

Cette transformation de la mentalit publique n'tait pas le rsultat d'une conversion de type vanglique, c'est--dire, d'une exprience interieure personnelle, impliquant une adhsion la vrit et un changement de vie. Il faut distinguer la conversion et l'adhsion un mouvement. La trs grande majorit des nouveaux musulmans rejoignait l'Islam parce que c'tait un mouvement en plein essor et couronn de succs, lanc par un homme qui eut le maximum de confiance en sa mission et en son autorit de prophte, le dernier des prophtes. "Vous tes la meilleure communaut qu'on ait fait surgir pour les hommes: vous ordonnez le convenable, interdisez le blmable et croyez en Allah. Si les Dtenteurs de l'criture avaient cru, cela et t mieux pour eux." (Q. 3:110). L'idologie qur'ānique tait l'orthodoxie du groupe social. On ne pouvait y chapper, car l'appartenance au groupe tait une condition ncessaire pour la survie personnelle. Il faut reconnatre d'ailleurs que le Qur'ān prsentait des rgles de vie assez simples pratiquer, et adaptables des situations en volution, telles que l'Islam en rencontrait dans les premiers sicles de son histoire. Cela favorisait la cohsion sociale.

1.1.3 L'poque `abbāside (750-)

Pendant toute l'poque umayyade, des ides nouvelles pntrrent l'Islam, indpendantes du Qur'ān, bien que complmentaires par rapport a lui. Ainsi se dvelopprent des traditions, qui l'on essaya de justifier au bout d'un certain temps en se rclamant de l'autorit transmise des Anciens, les Compagnons de Muḥammad, et finalement de Muḥammad lui-mme. Sous l'influence d'ash-Shāfi`ī (m. 825), se constitua une "Tradition", de mme autorit que le Qur'ān. Pour lui, Muḥammad tant le "sceau des prophtes" fut un homme parfait, impeccable, infaillible, modle et exemple pour tout le monde. Toutes ses actions et toutes ses paroles taient guides par Dieu, et si elles n'taient pas dictes la manire du Qur'ān, elles taient nanmoins le fruit d'une rvlation vritable, parallle au Qur'ān. (3)

Dans un milieu domin par la pense religieuse islamique, comment pouvait s'panouir un mouvement philosophique?

1.2 Le mouvement philosophique en terre d'Islam

Le contact avec la philosophie grecque, cultive par les chrtiens d'Egypte, de Syrie et d'Iraq, donna son impulsion majeure au dveloppement de la philosophie parmi les musulmans. Une certaine influence juive se manifesta galement dans l'utilisation de la mthode de qiyās, une sorte de raisonnement par analogie, dans les questions de droit.

L'intrt pour la philosophie des anciens Pres de l'Eglise date de leur entre en contact avec la communaut grecque d'Alexandrie, qui abritait depuis longtemps une cole florissante de philosophie. Au deuxime sicle, les grecs d'Alexandrie se convertirent au Christianisme, attirs par l'image du Christ, Incarnation de la Sagesse Divine, que leur prsentaient les apologistes chrtiens. L'cole d'Alexandrie, pourtant, n'avait pas des racines profondes parmi les gyptiens coptes. Quand les arabes conquirent l'Egypte, les philosophes et thologiens grecs la quittrent. En 718, environ, l'cole fut transfr Antioche en Syrie et puis en Iraq, o on enseignait en syriaque (= aramen). Ṣ Gondeshapur, en Iraq, surtout, les ouvrages majeurs de la philosophie grecque avaient t traduits en syriaque, et l'on crivait beaucoup d'tudes originales. Il faut noter que dans ces coles la philosophie dominante tait celle du no-platonisme.

Si mfiant de tout ce qui n'tait pas arabe, les conqurants musulmans refusrent les coles et le systme d'ducation qu'ils trouvrent en ces pays. Ils pensaient que leur enseignement tait ou bien anti-islamique ou superflu, tant donn que tout ce qui vaut la peine d'tre appris se trouve dans le Qur'ān. En dpit de cette attitude gnrale, quelques musulmans s'intressaient la philosophie pour plusieurs raisons:

1) Au cours des dbats avec les chrtiens, certains musulmans se trouvaient sur la dfensive quand leurs adversaires justifiaient leurs positions par des arguments d'ordre philosophique. Ils dcidrent alors d'apprendre la philosophie pour rpondre aux chrtiens.

2) D'autre part, la philosophie intressait les califes et d'autres musulmans pour les avantages pratiques que l'on pouvait en retirer. Rappelons qu' cette poque la philosophie incluait toutes les sciences humaines, ainsi que l'astronomie, les mathmatiques, la mdecine et la technologie.

3) Des raisons politiques encourageaient aussi les califes soutenir les philosophes. Ceux-ci, en effet, faisaient partie de la classe des secrtaires, ou fonctionnaires gouvernementaux dont la majorit tait constitue de Persans attachs leur culture traditionnelle plus qu' l'Islam. Ils formaient un contrepoids aux 'ulamā', interprtes de la Sharī`a et partisans de sa suprmatie, et, comme tels, conseillers des califes obligs de les suivre.

Le Calife al-Ma'mūn (813-833) tablit alors Baghdad la Bayt al-Ḥikma (Maison de la Sagesse). C'tait un centre de traduction et de recherche philosophique, o des chercheurs musulmans et non-musulmans se mlaient librement. L'Iraq devint le centre intellectuel du monde musulman. C'est pour cette raison que l'cole chrtienne d'Antioche, d'origine alexandrine, fut transfr en 850 environ Ḥarrān, o les Ṣābi'ens (une secte religieuse) possdaient une bonne cole philosophique, puis Baghdad aux environs de l'an 900.

La traduction des ouvrages philosophiques grecs anciens fut entreprise de faon systmatique. Parmi les traducteurs nous citerons particulirement Qusṭā ibn-Lūqā (m.c. 913), Ḥunayn ibn-Isḥāq (808-873), son fils Isḥāq ibn-Ḥunayn (m. 910), son neveu Ḥubaysh, et Abū-Bishr Mattā (d. 940). Comme leurs noms l'indiquent, des chrtiens participrent cette entreprise. En plus de leurs traductions, ils composrent aussi des ouvrages personnels d'importance.

Quelles taient ces sciences nouvellement introduites dans le monde musulman? Selon al-Fārābī (4) ou Ibn-Sīnā, (5) elles comprenaient:

  1. La logique, suivant les traites d'Aristote sur le raisonnement, avec la rhtorique et la potique,
  2. Les sciences mathmatiques, avec ses applications physiques comme la musique et l'astronomie,
  3. La "science naturelle" avec toutes ses branches, surtout en ce qui concerne l'homme, et la science pratique de la mdecine,
  4. Les sciences morales, comme l'thique et la politique,
  5. Et enfin la mtaphysique ou "thologie".

1.3 Conflits entre les philosophes, Ash`arites, Mu`tazilites, et Ḥanbalites

Al-Ma'mūn favorisait l'cole thologique des Mu`tazilites. Ils utilisaient, pour soutenir certaines de leurs thses, des mthodes philosophiques que certains considraient comme contraires la lettre du Qur'ān. Ils enseignaient, par exemple, l'unicit absolue de Dieu et tous ses attributs, l'exception de sa parole, le Qur'ān, qui serait une crature (contre la doctrine chrtienne du Logos). Ou encore ils soutenaient la libert du choix humain contre toute prdtermination divine.

Le savant et matre de la Tradition, Aḥ mad ibn-Ḥanbal, fut perscut par les `Abbāsides pour avoir refus de souscrire la thse Mu`tazilite selon laquelle le Qur'ān tait cr. Mais la population conservatrice de Baghdad ragit, et, en 849, leur hostilit fora le calif al-Mutawakkil expulser les Mu`tazilites et les philosophes. Ces deux groupes n'en continurent pas moins d'crire et d'tudier. (6)

Un autre groupe plus traditionnel gagna la faveur officielle. Ce groupe tait dirig par Abū-l-Ḥasan al-Ash`arī, un ancien Mu`tazilite. Il continuait d'utiliser les mthodes rationnelles et les concepts philosophiques des Mu`tazilites et des philosophes, mais les thses qu'il dfendait taient traditionnelles et conservatrices. Malgr cela, Ibn-Ḥanbal et ses partisans s'opposrent al-Ash`arī, refusant toute argumentation rationnelle ou philosophique et ne reconnaissant que le Qur'ān et les Traditions.

Aprs 849, la philosophie aussi bien que la thologie rationnelle se dvelopprent, chacune suivant sa propre voie, sans influence rciproque jusqu'au temps d'al-Ghazālī. Les thologiens continuaient se servir des concepts philosophiques introduits dans la thologie avant 849, et les philosophes dveloppaient des thses qui parfois contredisaient la foi islamique.

Pendant ce temps, l'Espagne, jamais soumise aux `Abbāsides, offrait un asile aux philosophes, surtout sous les Umayyades. Avec le dclin de ce rgime, l'Espagne clata en diverses petites principauts jusqu' la conqute des Almoravides (al-Murābiṭūn) en 1090. Ceux-ci encouragrent l'tude du droit mālikite et, comme les Ḥanbalites, bannirent la thologie (Kalām). Ils tolraient pourtant la philosophie, peut-tre parce que les philosophes taient plus discrets en ne rpandainant pas leurs opinions dans le grand public.

Les Almohades (al-Muwaḥḥidūn) renversrent le pouvoir Almoravide en 1147 et introduisirent nouveau le Kalām, avec les ouvrages d'al-Ghazālī. Les Almohades taient intolrants, surtout vis--vis des chrtiens, mais le prince Abū-Ya`qūb (1163-84) s'intressait en secret la philosophie. Il comptait parmi ses amis Ibn-Bājja et Ibn-Ṭufayl.

1.4 Les philosophes principaux (7)

Al-Kindī (c. 800-866)

Au temps d'al-Ma'mūn, les circonstances permit l'essor du premier philosophe de souche arabe, al-Kindī (c. 800-866). Il avait une grande bibliothque et avait matris toutes les sciences grecques dont il pouvait avoir connaissance. Loin de la libre pense des philosophes postrieurs, il tait fermement attach tous les dogmes de la foi islamique. Il pensait que le no-platonisme pourrait s'y adapter moyennant quelques corrections: la cration partir du nant au lieu de l'manation naturelle, la ncessit de la prophtie et la possiblit des miracles. Al-Kindī eut une influence relle sur les Mu`tazilites, les premiers thologiens philosophiques.

Nous possdons au moins cinquante-trois ouvrages. Son style, en arabe, est beau et clair, on peut lire sans grande difficult.

Ar-Rāzī (c. 865-925 ou 932)

Muḥammad ar-Rāzī fut un des philosophes de la difficile priode qui suivit. Il tait plus connu comme mdecin, mais il crivit aussi sur l'thique et la mtaphysique. Pour lui la philosophie tenait lieu de religion. Le philosophe devait s'abstenir des affaires politiques et s'adonner uniquement l'activit contemplative et scientifique. Nous constaterons que plus d'une de ses opinions s'loignait de l'Islam. Il faut noter cependant que les ouvrages o il exprime ces ides sont perdus, et ce que nous avons ne sont que des "rapportages" manant de ses adversaires.

Ibn-Masarra (883-931)

N a Courdoue, Ibn-Masarra fut oblig de vivre dans les montagnes pour chapper la perscution des juristes Mālikites. Il dissimulait ses ides noplatoniciennes dans une exegse allgorique du Qur'ān. Il ne nous reste de lui que deux petits traits.

Isḥāq ibn-Sulaymān Isrā`īlī (c. 855-955)

Isḥāq ibn-Sulaymān est n en Egypte et a vcu en Qayrawān. L'Europe mdivale l'a connu comme Isaac ben Solomon. Il est considr comme le pre du noplatonisme juif. Parmi les quelques ouvrages parvenus jusqu' nous, son Kitāb al-ḥudūd wa-r-rusūm fut connu en Europe sous le nom de Liber de definitionibus.

Al-Fārābī (875-950)

Al-Fārābī est le vritable fondateur du no-platonisme arabe. Il soutenait que chaque chose mane de Dieu suivant une hirarchie. Il formula la thorie de la hirarchie cleste des esprits et de la hirarchie terrestre domine par un roi-philosphe. En son temps, cela pouvait signifier un imām shī`ite.

Parmi ses ouvrages, on en connat au moins soixante-trois authentiques, dont la plupart ont t publis. D'autres devraient tre attribus plutt Ibn-Sīnā. Bien qu'il ne soit pas d'origine arabe, son style est clair et simple.

Miskawayh (932-1030)

Miskawayh fut un prdecesseur important d'Ibn-Sīna. De sa vie, on sait seulement qu'il tait au service des Būyides. Il a compos surtout des oeuvrages sur l'thique, en abordant aussi quelques problmes thoriques importants. (8)

Ibn-Sīnā (980-1037)

Ibn-Sīnā, connu par les Latins sous le nom d'Avicenne, fut le plus grand reprsentant du no-platonisme arabe. De souche persane ou peut-tre turque, il tudia toutes les sciences existantes et il fut particulirement habile en mdecine. Il lut, nous dit-il, la Mtaphysique d'Aristote quarante fois, mais n'y comprit rien avant d'en avoir lu le commentaire d'al-Fārābī. (9) Ayant matris toutes ces sciences ds l'āge de dix-huit ans, il dit que sa connaisance continuait a mrir, mais qu'il n'apprenait rien de nouveau.

Son pre avait essay en vain de l'attirer vers le Shī`isme, ce qui explique son peu d'intrt pour la hirarchie terrestre. Comme mdecin Ibn-Sīnā il fut au service des diffrents princes gouvernant les provinces du califat fragment. Il passait ses nuits crire ou enseigner, mais quand il tait fatigu il buvait du vin et s'adonnait frquemment des relations sexuelles. Tout cela le conduisit rapidement la mort.

Des ouvrages d'Ibn-Sīnā, George Anawati (10) cite 276 titres, d'aprs les catalogues de manuscrits, dont beaucoup sont des doublets ou des pices d'authenticit douteuse. Yaḥyā Mahdavi (11) les ramne 132. Il est difficile de cataloguer les ouvrages d'Ibn-Sīnā non seulement cause d'attributions errones, mais aussi parce que des extraits ont t publis sous un autre titre et parfois mlangs d'autres ouvrages.

Plus de 190 des ouvrages d'Ibn-Sīnā ont t publis, dont certains ne sont que des petits traits. Il faut noter particulirement le gros Qānūn fī ṭ-ṭibb, sur la mdicine, et le monumental Shifā', une somme de toutes les branches de la philosophie. Pourtant, c'est souvent dans ses petits ouvrages qu'il s'exprime le plus ouvertement. Son style est assez simple, bien que souvent peu clair: il est souvent difficile, par exemple, de prciser les antcdents des pronoms ou de savoir quoi se rapportens les changements de personne ou de genre. En gnral, cependant, le contexte claire le sens de ces passages. Un jour, Ibn-Sīnā fut accus de mal connatre l'arabe. Il se plongea alors dans l'tude de la langue et crivit quelques opuscules dans un style fleuri et trs difficile.

Ibn-Sīnā rencontra une certaine opposition pendant sa vie. Il se plaint dans sa Risāla fī l-intifā' `am-mā nusib ilay-hi, sans mentionner ce qu'on lui reprochait. Dans la Risāla ilā `Alā'addīn ibn-Kākawiyya, dans laquelle il se plaint d'tre abandonn par son patron.

Ibn-Gabirol (c. 1021-1058)

Ibn-Gabirol (Avicebron/Avicebrol) fut un philosophe juif noplatonicien. Son ouvrage le plus connu est Fons vitae, que nous ne connaissons qu'en latin et hbreu.

Al-Ghazālī, l'opposant la philosophie (1058-1111)

Al-Ghazālī fut le principal adversaire des philosophes. De trs bonne heure il fut initi au ṣūfisme et matrisa les tudes de droit et de thologie. En 1091 il fut nomm professeur au collge Niẓāmiyya Baghdad et sa renomme se rpandit. Son tude des oeuvres d'al-Fārābī et d'Ibn-Sīnā aboutit deux ouvrages: Maqāṣid al-falāsifa, un rsum des enseignements principaux de ces philosophes, et Tahāfut al-falāsifa (Incohrence des philosophes), une attaque polmique de ces enseignements. Seul le premier de ces ouvrages fut connu en Europe mdivale sous le titre Metaphysica.

Des tensions psychologiques, la crainte du feu de l'enfer, provoqurent chez lui une violente crise spirituelle. Il en rsulta un dfaut d'locution, qui le contraignit abandonner son enseignement. Il se retira pour vivre en Ṣūfī et retrouva ainsi la paix et la sant. Un groupe d'amis commena l'entourer. En 1106, au dbut du sixime sicle de la hijra, ils le considrrent comme le "rnovateur de la religion" (mujaddid), que, d'aprs certaines ḥadīths (traditions) on attendait au dbut de chaque sicle, et le persuadrent de reprendre son enseignement. C'est alors qu'il publia notamment son Iḥyā' `ulūm ad-dīn (revivification des sciences religieuses).

Les travaux d'al-Ghazālī eurent comme consquence l'introduction dans la thologie de beaucoup de notions nouvelles, tires en grande partie de la logique syllogistique aristotlicienne. La thologie systmatique en fut enrichie. Pr contre, ses attaques contre la philosophie entranrent la disparition quasi totale de cette discipline, du moins comme discipline autonome, dans le monde musulman de l'Est.

Ibn-Bājja (?-1138)

Abū-Bakr Muḥammad ibn-Yaḥyā ibn-aṣ-Ṣā'igh, connu comme Ibn-Bājja, naquit vers la fin du onzime sicle. Il crivit des bons commentaires sur Aristote, mais il est plus connu par ses crits sur l'thique, o il tudie aussi les questions concernant l'me humaine et de l'intellect. Aprs s'tre plaint de la mauvaise qualit de la philosophie en Espagne avant l'introduction de la logique, Ibn-Ṭufayl dit de lui:

Parmi les penseurs rcents il n'y a personne dont la pense soit plus perspicace, plus pntrante et plus vraie qu'Abū-Bakr ibn-aṣ-Ṣā'igh. Cependant, il s'est livr des occupations mondaines jusqu' son dcs, ne pouvant ainsi manifester les tresors de sa connaissance ou publier les secrets de sa sagesse. La plupart de ses crits sont rests inachevs. (12)

Ibn-Ṭufayl (1105?-1186)

Ibn-Ṭufayl ne nous a laiss qu'un seul ouvrage, le roman Ḥayy ibn-Yaqẓān. L'enfant de ce nom, perdu sur une le dserte fut lv par une biche. Il arriva pourtant matriser toutes les sciences et parvint la connaissance de Dieu et l'exprience de sa relation avec lui. C'est un ouvrage de tendance sotrique et soufique, mais qui aborde aussi bien de questions importantes.

Ibn-Rushd (1126-1198)

Le grand Ibn-Rushd (Averros), dj connu comme mdecin, fut prsent l'mīr muwaḥḥid Abū-Ya`qūb par Ibn-Ṭufayl. Quand le prince lui demanda son opinion sur la nouveaut ou la non-nouveaut du monde, Ibn-Rushd tremblait. Le prince le calma et l'encouragea parler librement. Finalement, il lui donna de l'argent, une robe et un cheval, en lui demandant de continuer ses tudes et de faire un sommaire comprhensible des oeuvres d'Aristote. Ibn-Rushd se mit cette oeuvre immense, crivant des commentaires de trois longeurs diffrentes sur presque chaque livre d'Aristote. Il commena avec les petits commentaires, qui ne sont que des resums suivant la pense d'al-Fārābī. Il se lana ensuite dans les commentaires moyens, synthtisant les points les plus importants de la penses d'Aristote. (13)

Vers 1178, trs proccup de l'influence croissante et anti-philosophique d'al-Ghazālī en Espagne, il crivit aḍ-Ḍamīma et Faṣl al-maqāl sur les rapports entre la philosophie et la rvlation. Il continua avec al-Kash `an manāhij al-adilla fī `aqā'id al-milla, et une longe rfutation du Tahāfut al-falāsifa d'al-Ghazālī, appele Tahāfut at-Tahāfut (Incohrence de l'Incohrence).

Aprs ces oeuvres apologtiques, Ibn-Rushd commena ses grands commentaires sur Aristote, et termina par des rvisions des petits et des moyens commentaires, souvent sous la forme de petits traits (maqālāt) spars. Puis il s'adonna cire sur la mdicine, surtout des commentaires de Galien, pour les faire accorder avec sa propre thorie physique.

Abū-Ya`qūb, nanmoins, ne pouvait pas supprimer la forte opposition des juristes mālikites. Aprs sa mort le prince Abū-Yūsuf Ya`qūb al-Manṣūr, ds 1195, perscuta les philosophes et ordonna qu'on brle leurs livres et ceux d'Ibn-Rushd. Chass de Cordoue, Ibn-Rushd termina son commentaire sur La gnration des animaux en 1198. Cette mme anne, il mourut au Maroc.

On connat environ 90 des ouvrages d'Ibn-Rushd. La plupart de ses commentaires importants sur Aristote, sauf la Mtaphysique, sont perdus en arabe, brls par ses adversaires, mais ils ont t conservs en traduction latine et hbraque, tant donn la fascination qu'il a exerce sur la pense juive et europenne au dbut du treizime sicle.

Moshe ben Maimon (14)

Moshe ben Maimon, mieux connu comme Maimonide, est n Cordoue en 1138. Lors de la conqute de l'Espagne par les Almohades, il s'enfuit Fez, en 1160. L, il crivit sa Lettre de consolation, pour les juifs forcs d'embrasser l'Islam. Il leur indiquait comment prier et faire de bonnes actions, tout en restant juifs en secret. En 1165, il s'enfuit de nouveau Acre, au Moyen Orient, et cinq mois aprs Fusṭāṭ, un quartier du Caire. Ds 1171, il devint le chef de la communaut juive en Egypte pour cinq ans. Vingt ans aprs, il fut nomm de nouveau et le resta jusqu' sa mort, en 1204. Il fut mdecin d'al-Faḍl, vizir de Salāḥaddīn, mais il fut surtout connu comme juriste de la loi juive. Il crivit son Mishn Tora en 1180 et le fameux Dalālat al-ḥā'irīn (Guide des gars) en 1190.

Tous ses ouvrages taient crits en arabe. Plus tard, ils furent traduits en hbreu et en d'autres langues. Admirateur d'al-Fārābī, d'Ibn-Bajja et d'Ibn-Rushd, il dissimulait comme eux ses opinions relles pour des raisons politiques, et pour viter de semer le doute parmi les gens simples.

Son enseignement philosophique touche plus particulirement la nature et la destine de l'me humainecomme nous le verrons au chapitre 4.

1.5 Influence de ces penseurs dans l'Europe chrtienne (15)

Comme Ibn-Sīnā, Ibn-Rushd, travers les traducteurs espagnols, eut une influence considrable sur la pense europenne. Les ouvrages scientifiques d'Aristote commencrent tre traduits au dbut du XIIIime sicle: l'Ethique, la Mtaphysique, la Physique, De Caelo, De Anima. Les autorits de l'Eglise, sentant l un danger pour la foi, interdirent l'enseignement de la philosophie naturelle d'Aristote la facult des Arts Paris en 1210. Cette interdiction fut reprise dans les statuts de l'universit en 1215, 1231, 1245 et 1263. Cependant, la facult de thologie, on continua tudier Aristote et dvelopper la thologie spculative qui devint prpondrante ds 1230, au lieu de la simple exgse de l'Ecriture Sainte.

La traduction des commentateurs arabes d'Aristote progressait, elle aussi, surtout les commentaires d'Ibn-Rushd. Michael Scot, en Sicile, ralisa cette traduction de 1228 1235. Mais il fallut plus longtemps pour qu'ils soient compris. L'htrodoxie du "Commentator" ne fut remarque que vers la seconde moiti du sicle. Philippe le Chancelier, Guillaume d'Auvergne, et Albert le Grand le citaient sans y trouver d'objections. Bonaventure fut le premier le critiquer, en ses Sentences, puis Albert le Grand dans son De unitate intellectus.

Une commission papale fut charge d'intgrer Aristote et ses commentateurs et d'en purifier les donnes, mais elle ne put y russir. La tche fut alors confie Albert le Grand et Thomas d'Aquin. Ce dernier, dans sa Summa Contra Gentiles, fit la premire analyse systmatique et critique approfondie d'Ibn-Rushd. Mais ce fut surtout dans ses commentaires philosophiques qu'il purifia et assimila la pense aristotlicienne et nona des principes permanents pour la rconciliation de la philosophie et de la thologie, autrement dit de la science et de la religion.

Ibn-Rushd eut pourtant un grand nombre de partisans qui constiturent ce qu'on a appel l'averrosme latin. Leur principal reprsentant fut Siger de Brabant. Il fut charg de cours entre 1260 et 1277 la Facult des Arts de Paris, mais fut remarqu pour la premire fois en 1266. Bonaventure le critiqua en 1268, puis ce furent Albert le Grand dans sa De quindecim problematibus et Thomas d'Aquin dans son De unitate intellectus, tous deux en 1270. Le 10 dcembre 1270 Etienne Tempier, archevque de Paris, condamna les thses averrostes, puis le 18 fvrier 1277 il aggrava sa condamnation et bannit les averrostes. Siger de Brabant se rfugia alors chez le pape Orvieto, o il fut assassin par un clerc dment, peu avant 1284.

1.6 Dveloppements ultrieurs

Dans le monde musulman, les philosophes n'ont pas russi s'intgrer leur civilisation. La philosophie, comme la recherche scientifique et technologique, mourut comme tude indpendante, et seuls les lments que la thologie absorba survcurent.

Un mouvement de philosophie mystique se dveloppa dans l'orient musulman, en suivant Ibn-Sīnā. On l'appela l'cole d'Illumination (ishrāq). Suhrawardī (m. 1191) en fut le reprsentant le plus notable. (16) Il y eut aussi l'existentialisme panthiste de Ṣadraddīn ash-Shīrāzī (= Mullā Ṣadrā, 1571-1640) et son cole de sagesse (ḥikma). (17) Ces mouvements prolongeaient le no-platonisme avicennien, dans un mlange thosophique de zoroastrisme, de numrologie pythagoricienne, de ṣūfisme et de quelques notions mtaphysiques. Ils taient trs loigns de la tradition scientifique ancienne et moderne. (18)

Telle tait la situation de la philosophie dans le monde musulman jusqu' ce que le contact avec l'Europe stimula un rveil au XIX sicle.



1. Cfr. L.V. Vaglieri, "The patriarchal and Umayyad caliphates", pp. 57-103.

2. The majesty that was Islam, p. 58.

3. Cfr. J. Burton, The collection of the Qur'ān (Cambridge U.P., 1977), chs. 2 & 3.

4. Iḥṣā' al-`ulūm.

5. Aqsām al-ḥikma; Ta`līqāt, pp. 169-172.

6. Voir J. Kenny, "Aux sources des mouvements radicaux dans l'Islam", Cahiers des Religions Africaines: Kinshasa, Centre d'Etudes des Religions Africaines, 23, n. 45-46, 135-140.

7. Cfr. M.M. Sharif (ed.), A history of Muslim philosophy; `Abdarraḥman Badawi, Histoire de la philosophie en Islam; M. Fakhry, A history of Islamic philosophy; et les articles sur chacun des philosophes dans l'Encyclopdie de l'Islam.

8. Cfr. Mohammed Arkoun, Deux pitres, introduction.

9. Maqāla fī aghrāḍ mā ba`d aṭ-ṭabī`a.

10. Mu'allafāt Ibn-Sīnā (Cairo, 1952).

11. Fihrist-i muṣannafāt-i Ibn-i Sīnā (Teheran, 1954).

12. Ḥayy ibn-Yaqẓān, pp. 111-112.

13. Pour la chronologie des oeuvres d'Ibn-Rushd, voir `Abdarraḥmān al-`Alawī, al-Matn ar-Rushdī (Dār al-Bayḍā', 1986).

14. Cfr. Colette Sirat, La philosophie juive mdivale en terre d'Islam, pp. 179-237.

15. Cfr. G. Quadri, La philosophie arabe dans l'Europe mdivale; A.-M. Goichon, La philosophie d'Avicenne et son influence en Europe mdivale; et surtout Zdzislaw Kuksewicz, De Siger de Brabant Jacques de Plaisance, ch. 1.

16. Cf. Seyyed H. Nasr, "The significance of Persian philosophical works in the tradition of Islamic philosophy", p.70.; L. Gardet, "A propos de l'ishrāq de Suhrawardi".

17. Cfr. Toshihiko Izutzu, The concept and reality of existence; Fazlur Rahman, "The God-world relationship in Mulla Ṣadrā", pp. 238-259.

18. Cfr. M. Fakhry, ch.10, qui regarde ces mouvements plus positivement que moi.